Bonnes feuilles : « La Fabrique contemporaine des territoires »

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Mis à jour le mercredi 29 juin 2022 by Olivier Delahaye

Philippe Hamman, Université de Strasbourg

Nous vous proposons de découvrir un extrait du récent ouvrage dirigé par Rémi Barbier et Philippe Hamman, « La Fabrique contemporaine des territoires », paru aux Éditions Le Cavalier bleu. Dans cet extrait, qui reprend le texte « Aujourd’hui, il n’y en a plus que pour l’environnement », on s’interroge sur les manières de « faire territoire » à l’heure des dérèglements environnementaux.


Depuis 2016, la France connaît les vignettes Crit’Air, classant les véhicules en fonction de leurs émissions. Face au réchauffement climatique, le renforcement des conditions semble inexorable. Par exemple, depuis juillet 2019, les véhicules Crit’Air 4 (essence datant d’avant 1997 ou diesel d’avant 2006) n’ont plus eu le droit de circuler à Paris en journée, et le dispositif a été étendu à la métropole du Grand Paris en juin 2021. Les séquences s’enchaînent : « C’est une bonne base, mais il faut les adapter », a déclaré l’ex-ministre de la Transition écologique Barbara Pompili le 31 juillet 2020, ouvrant la voie à de nouveaux critères comme la puissance du moteur. Aux décideurs des territoires d’en juger, et pas seulement aux préfets, en particulier pour les « zones à faibles émissions mobilité », périmètres urbains dans lesquels les véhicules les plus polluants voient leurs possibilités de circulation restreintes (Journal officiel, 17/09/2020, et www.certificat-air.gouv.fr)

Est-ce à dire que les injonctions « globales » à l’environnement se manifestent singulièrement à l’échelle « locale » comme niveau d’intervention concrète ? Julien Bayou, secrétaire national d’Europe Écologie–Les Verts, s’est félicité des élections municipales françaises 2020 en ces termes :

« Les maires écologistes sont réélus et de nouvelles victoires permettent à l’écologie de s’ancrer durablement dans les territoires, dans de nombreuses villes et grandes métropoles. Mais aussi dans de nombreux villages et quartiers populaires, sur lesquels l’attention se porte moins. » (Le Monde, 29/06/2020)

Dans ce contexte de sensibilité à l’environnement, la tension avec le répertoire du développement territorial se repère particulièrement.

Ainsi la conservation de la biodiversité renvoie-t-elle à un questionnement des échelles. Une directive européenne du 21 mai 1992 a permis la mise en place de zones protégées au sein du réseau Natura 2000 (aujourd’hui plus de 27 500 sites en Europe, dont 1 780 en France). Pourtant, la mise en œuvre in situ laisse tantôt entrevoir le sentiment d’une disproportion entre la protection de telle espèce à peine connue et une politique publique d’intérêt local ou national. « Le projet de train Sud-Ouest à grande vitesse doit respecter plusieurs contraintes environnementales. Panorama des petites bêtes qui perturbent le chantier : 267 espèces protégées », lit-on ainsi dans La Dépêche du 14/06/2011, expliquant que Réseau ferré de France a dû prévoir « dans le tracé, une variante d’évitement » du triton marbré…

Les éoliennes, souvent installées en milieu rural, illustrent aussi des débats relatifs à la territorialisation du répertoire environnemental vs celui de l’aménagement. D’un côté, elles sont un marqueur tangible des énergies renouvelables, valorisé en termes de transition écologique, face aux énergies fossiles et nucléaire. De l’autre, elles contreviennent à des représentations courantes de l’environnement comme paysage « naturel », et sont ainsi un motif fréquent d’actions collectives et contentieuses d’associations environnementales – les oiseaux et chauves-souris pouvant entrer en collision avec les pales – et de citoyens estimant souffrir de l’impact visuel (une nature défigurée…) voire sanitaire (infrasons, champs électromagnétiques, alternance ombre/lumière des pales…), tandis que les bénéfices économiques profiteraient d’abord aux propriétaires des terrains et aux exploitants et non à l’ensemble des habitants.

Si un « effet Nimby » (not in my backyard, pas dans mon jardin) de mobilisations de riverains est possible, c’est surtout l’absence d’un principe de légitimité unique et surplombant qui ressort de la mise en tension environnement/développement : l’État et ses démembrements ne sont plus reconnus comme seuls dépositaires du bien commun. Des controverses s’ensuivent sur les critères du « bon » environnement, entre conservatoire de traditions, développement et marketing territorial. La tentative de mise en place de la géothermie profonde au sein de l’Eurométropole de Strasbourg l’a illustré : au-delà des énoncés techniques – des technologies « matures » ou non –, le rapport au territoire – se réclamer de l’Alsace, pour les opérateurs, expliciter le choix du site – a constitué un vecteur de mobilisation pour ou contre les projets, avant leur arrêt en décembre 2020 suite à de fortes secousses sismiques induites.

Toujours au cœur de cette friction environnement/développement, il s’agit désormais de façonner et maîtriser des territoires à la fois durables et compétitifs !

Les palmarès des villes françaises « les plus vertes » font florès, avancés par les édiles comme autant d’indicateurs d’attractivité. Pour la troisième fois en 2020, l’Union nationale des entreprises du paysage a établi un classement de la politique de végétalisation des 50 plus grandes villes françaises, consacrant Angers, Nantes, Metz, Amiens et Lyon dans le « top 5 » du greening, abondamment repris dans la presse (par exemple, Géo, 04/02/2020, Le Parisien et Le Point, 12/02/2020). Les labels se multiplient, associant environnement et qualité de vie : « Villes et villages fleuris » s’affirme comme « le label national de la qualité de vie » promouvant d’« aménager durablement les paysages, faire entrer la nature en ville et mettre en valeur le patrimoine français ».

Cette montée en force de l’environnement sur les agendas locaux va jusqu’à forger un « éco-capitalisme » intégré par les grands acteurs économiques. Au temps de l’invocation des « mobilités durables et partagées » face aux pollutions automobiles urbaines, la réalité des dispositifs de vélos en libre-service et de l’autopartage le traduit. Il ne s’agit pas seulement de mobilités « bonnes pour la planète ». Il en va aussi du renforcement de groupes privés au sein des métropoles, à l’instar de JCDecaux dans l’agglomération lyonnaise, des abribus en 1965 aux Vélo’v en 2005. Les partenariats public-privé sont un analyseur de la double transformation des villes contemporaines et du capitalisme, qui se nourrit des critiques adressées par les mouvements environnementaux ou par l’économie sociale et solidaire, et sait bénéficier de l’« économie du partage ».

Les attentions à l’environnement ne sont donc pas nécessairement disruptives. L’accès économiquement sélectif aux écoquartiers et autres logements à la haute performance énergétique certifiée confirme des lignes de partage sociales à travers une « écologie de bonne conscience ».

Les inégalités socio-environnementales sont apparues à la vue de tous avec le mouvement des « Gilets jaunes » en France. Il a émergé en novembre 2018, notamment dans les espaces périurbains, en réaction aux hausses des prix des carburants, présentées comme une « fiscalité écologique » mais vécues comme frappant celles et ceux qui sont déjà soumis à de lourdes taxes, à la différence des plus aisés qui seraient mieux traités par le gouvernement – par exemple en prenant l’avion, fort peu écologique mais dont le kérosène n’est pas pareillement taxé. Dans les territoires « relégués » dépendants à l’automobile, le message écologique peut être vu comme un alibi, quand bien même les menaces environnementales sont perçues aujourd’hui dans l’ensemble des milieux sociaux (Enquête Ifop-Journal du dimanche, 3-8 juin 2020).

De plus, si les espaces périurbains sont au centre de débats sur la « ville dense » – qui serait plus « durable » que l’étalement urbain de ces dernières décennies –, le bilan carbone n’y est pas forcément supérieur à celui des habitants des centres urbains, dont les fameux « bourgeois bohèmes » qui se déclarent particulièrement sensibles à l’écologie, à partir du moment où l’on considère non seulement les mobilités quotidiennes (domicile-travail, école des enfants…), mais aussi celles à longue distance, recourant à l’avion, et de loisirs, notamment durant les week-ends.

Le temps est bien aux discours d’exemplarité territoriale et aux engagements « éco-responsables », à l’instar des coopératives d’énergie citoyenne (« centrales villageoises », réseau « Énergie partagée », etc.), du mouvement des prosumers (être à la fois producteur et consommateur local d’énergie), ou encore de l’adhésion à des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) soutenant des producteurs dans la proximité. Ces dynamiques, qui semblent matérialiser le « penser global, agir local », ne doivent pas faire oublier les processus d’autorégulation au sens de Michel Foucault, au sein desquels la citoyenneté pro-environnementale est incorporée.

La mise en avant du niveau individuel d’action ou « écogestes » afin que chacun prenne une part à l’édifice de la durabilité (faire attention à son chauffage, à ses déchets, etc.) risque de passer sous silence les différentiels de capacité concrète des citoyens à agir en matière environnementale, en fonction des groupes sociaux, du niveau d’étude, de l’accès aux aménités urbaines, etc. Par exemple, le statut de propriétaire ou locataire rend possible ou non le choix d’installer des panneaux photovoltaïques sur le toit du logement pour favoriser les énergies renouvelables. C’est d’autant plus vrai face à une technicisation des enjeux en termes de « modernisation écologique », postulant une compatibilité entre économie et écologie, à l’exemple du « Pacte vert » (Green Deal) mis en avant par la Commission européenne depuis décembre 2019 : il y est question à la fois de « la fin des émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2050 » et d’« une croissance économique dissociée de l’utilisation des ressources ».

In fine, ces enjeux de conciliation montrent que la montée en puissance de l’environnement dans l’action publique territoriale passe concrètement par des compromis pratiques. Les divergences se manifestent dans les arbitrages qui ne sont pas tous en faveur de l’environnement, à l’exemple du retour en 2021 des pesticides néonicotinoïdes dans les cultures de betteraves en France : interdits en 2018, ils ont été réautorisés par le gouvernement en 2020, décision validée par le Conseil d’État.

Les transactions se situent en permanence entre des innovations de continuité, par exemple pour réduire les impacts de la circulation automobile en ville sans remettre en question le principe : l’aménagement d’un boulevard périphérique, d’une « zone 30 » limitant la vitesse, etc. ; et des innovations de rupture, qui initient un changement de modèle : développer des modes de déplacements alternatifs à la voiture, comme les transports en commun en site propre (tramway…), l’usage du vélo et les déplacements pédestres. Des antagonismes sur la portée des actions à entreprendre ressortent ainsi derrière les slogans unificateurs de la « ville mobile, verte et sûre ».

Éditions Le Cavalier Bleu

Si l’on entend qu’« il n’y en a plus que pour l’environnement », le constat mérite d’être déplié territorialement en regard des objectifs maintenus de développement, de la diversité des acteurs sociaux concernés, des espaces d’action et des temporalités concrètes : temps long des écosystèmes, temps politique scandé par les mandats électifs, et temps social non linéaire dans les modes d’appropriation.

Philippe Hamman, Professeur de sociologie, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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