Mis à jour le dimanche 13 mars 2022 by Olivier Delahaye
Le 3 juin 2015, en partenariat avec Grand Paris Métropole, EDF organisait la deuxième session de son cycle consacré à l’évolution électrique du Grand Paris. Un « Grand Paris Histoires et Futurs » consacré à la lumière. Nous vous proposons ici d’en retrouver, en plusieurs temps, quelques échanges. Le premier épisode est historique, il décrit l’ascension de la ville électrique.
L’un des tous derniers becs de gaz de France se trouve dans le Grand Paris. À Malakoff. Un autre survivant existe à Sarlat (Dordogne). Le bec de gaz de Malakoff s’appelle Léon (on ne sait d’où vient le nom), il est situé sentier du Tir. Léon aurait été installé en 1925, autrement dit au moment où le gaz quittait la capitale, vaincu par l’électricité…
« Les débuts de l’électricité sont à mettre au crédit de la lampe à arc, dont le principe consiste à faire passer un courant entre deux charbons, explique l’historien de l’électricité, Alain Beltran. La place de la Concorde fut éclairée de cette manière dès 1844. On lui doit aussi une partie des travaux d’Haussmann, effectués de nuit. On lui doit même la reconstruction de l’Hôtel de Ville, après la Commune. » Auparavant, on s’éclaire à la lanterne à huile, à la bougie, à la lampe à pétrole. On s’éclaire surtout au gaz de ville. « C’est d’ailleurs aux réverbères à gaz que l’on doit le qualificatif de Ville Lumière, sous le Second empire », note Alain Beltran. Le gaz… grand concurrent de l’électrique, durant près d’un siècle.
La victoire électrique
Avant son abandon total dans l’Union européenne en 2012, la lampe à incandescence inventée par Jospeh Swan en 1879 fut une révolution technologique, une innovation de rupture comme on dirait aujourd’hui. Face à la lampe à arc, le gaz pouvait encore soutenir la comparaison. « Car la lampe à arc possédait deux inconvénients majeurs, souligne Alain Beltran : particulièrement aveuglante, d’une part, et, d’autre part, par la consumation des charbons, l’arc électrique disparaissait jusqu’à ce que la lumière s’éteigne. » Mais comparé à l’incandescence, le gaz compte ses jours. Même s’il est moins cher, le progrès a choisi sa voie. L’incandescence en est à ce point le symbole que le principal journal scientifique de la fin du XIXe siècle a pour nom La lumière électrique. La publicité de l’époque la vante ainsi (c’est Alain Beltran qui lit) : « Si nous mettons en regard de ce supplément de dépense, la valeur d’une lumière fixe, la pureté de l’air, la suppression de la chaleur, des allumettes, de la bougie, de l’huile, le bien-être des gens, la conservation des peintures, des motifs de décoration et des livres, la propreté, la gaieté, la santé, la prolongation de l’existence, il n’y a pas à chercher de quel côté doit pencher la balance. »
La balance penche aussi parce que le gaz connaît des défaillances. En 1881, à Vienne (Autriche), le Ringtheater est détruit par un incendie au gaz, faisant 850 victimes. Six ans plus tard, une défectuosité de l’éclairage au gaz détruit la deuxième salle Favart de l’Opéra Comique : 84 morts. À la même époque, on s’émeut que le gaz (toujours lui) détériore les grandes peintures murales de l’Opéra Garnier. On y installe l’électricité pour les sauver. « L’Opéra devient dès lors l’emblème de la victoire de l’électricité et sa vitrine », résume Alain Beltran.
L’électricité fera mieux que deux policiers
De grands démonstrateurs
Une victoire lente à se dessiner, toutefois. L’installation de réverbères à gaz à Malakoff au milieu des années 1920 le prouve. Même si Malakoff est une commune toute jeune (elle est créée en 1883), même si la banlieue parisienne fait figure de province reculée à côté de la capitale où, jusque dans les années 1920, le gaz y côtoie encore l’électrique. Au début du XXe siècle, elle est alors encombrée de réseaux issus de technologies distinctes auxquels se superposent des gestions distinctes. Car, rien qu’en matière d’électricité, Paris est divisée en plusieurs secteurs (d’où l’expression « être branché sur le secteur ») gérés par un opérateur public et des opérateurs privés. L’électricité gagne peu à peu les bâtiments publics, elle gagne les rues, jusque dans les faubourgs parisiens, pour des raisons de sécurité publique. L’adage est le suivant : « l’électricité fera mieux que deux policiers ».
Mais elle a besoin, néanmoins, de conquérir l’opinion. Les expositions universelles de 1889 et surtout 1900 en seront une célébration triomphante. Les 51 millions de visiteurs qui se pressent en 1900 sont conquis par le Palais de l’Électricité et ses fontaines lumineuses. Parmi eux, le jeune écrivain Paul Morand : « … c’est alors que retentit un rire étrange, crépitant, condensé : celui de la Fée Électricité ; autant que la Morphine dans les boudoirs de 1900, elle triomphe à l’exposition ; elle naît du ciel, comme les vrais rois. Elle est le progrès, la poésie des humbles et des riches ; elle prodigue l’illumination ; elle est le grand Signal ; elle écrase, aussitôt née, l’acétylène. À l’Exposition, on la jette par les fenêtres. Les femmes sont des fleurs à ampoule. Les fleurs à ampoule sont des femmes. »
La lumière électrique, fêtée ainsi, n’est plus que science et progrès, elle est aussi synonyme de bonheur. « Dans l’entre-deux guerres, elle est même associée au luxe, dit Alain Beltran, puis se démocratise à la faveur de la baisse des prix. » Encouragée par les pouvoirs publics, elle se vante dans de grandes campagnes publicitaires auprès des commerçants, car « une vitrine bien éclairée attire le chaland ». Elle est à nouveau célébrée lors de l’exposition universelle de 1937, via le Pavillon de la Lumière conçu par Robert Mallet-Stevens et pour lequel Raoul Dufy réalise La Fée Électricité, le plus grand tableau du monde. « Ce bâtiment, nous dit le philosophe et urbaniste Marc Armengaud, était tout entier basé sur des actions scandaleuses en matière d’éclairages, mélangeant le dedans et le dehors, pervertissant les usages pour proposer une autre modernité. » Modernité incarnée alors par… le Mouvement moderne auquel est lié Le Corbusier. « Vous aurez beaucoup de mal – en tout cas, moi, cela m’a pris cinq ans – à trouver deux ou trois dessins nocturnes du Corbusier, poursuit Marc Armengaud. Il existe un schisme intellectuel majeur dans l’architecture, dû à la position des Modernes contre la lumière nocturne. »
L’effort de transformation urbaine des grands travaux haussmanniens a été rendu visible, la nuit, grâce à l’éclairage électrique.
La nuit, s’éveille la conscience métropolitaine
« Il est étrange de constater que, lorsque que l’on pense à la ville éclairée, ce sont d’abord des images de Times Square ou de Picadilly Circus qui nous viennent à l’esprit », remarque Alain Beltran. Paris, la Ville Lumière, a très tôt refusé les éclairages au néon et les publicités lumineuses. Trop agressifs, trop vulgaires. « Ou bien on les a placés en bordure du périphérique. » Le néon qui illumine la ville, celui qui sort du bâtiment pour éclairer la rue, est une gageure, le symbole d’une architecture réversible dont les cinémas Cineac, s’étaient emparé dans les années 1930.
« Ils proposaient de grandes façades au néon qui se poursuivaient jusque dans la salle, raconte Marc Armengaud. À l’instar du bâtiment de Mallet-Stevens, il s’agit de faire bouger les limites de l’acceptable, d’offrir des espaces proches de l’hallucination. Et cela s’est passé la nuit. »
C’est la nuit que la lumière entre véritablement en jeu. Ou devrait entrer en jeu. Car pour Marc Armengaud, quelque chose s’est arrêté dans les années 1930, à la faveur du Modernisme et de la rationalisation de la ville. Pourtant, « 70 ans durant, de Louis-Philippe à l’entre-deux-guerres, l’effort de transformation urbaine des grands travaux haussmanniens a été rendu visible, la nuit, grâce à l’éclairage électrique. Les Parisiens se déplaçaient pour observer les chantiers, assistant et adhérant du même coup à la naissance de leur métropole. » La lumière n’est alors pas tant un réverbère au coin de la rue qu’un moyen de s’approprier « cet effort tellurique, cette énergie de la transformation qui est celle du chantier. »
La lumière spectacularise le chantier, le rend fascinant, et la ville est un « work in progress ». Arrêtée, elle s’endort. Le Grand Paris en chantier peut être vu comme le moyen de réveiller Paris, d’éveiller sa conscience métropolitaine, de le « sortir de cet esprit de sérieux qui prévaut depuis les Modernes, dit Marc Armengaud, esprit qui contrarie toute ambition intellectuelle, morale et artistique. » La nuit pourrait-elle inventer le Grand Paris ? « En préparant l’exposition Paris, la nuit, en 2013, au Pavillon de l’Arsenal, nous nous sommes rendus compte de son importance dans l’émergence de cette conscience métropolitaine. Car ce qui s’y joue de plus fort est sans doute l’incubation des valeurs de la Révolution française : valeurs de liberté, d’initiative, de recherche, de confrontation du scientifique et du profane, du populaire, voire du mercantile », conclut Marc Armengaud. Ou passer de la Ville-Lumière à la métropole éclairée, dans tous les sens du terme.
Mettre en avant toute la luminosité de Paris la nuit en éclairant l’ensemble des monuments et mobiliers parisiens, tel est également l’un des enjeux de la métropole.
Préservons Paris, améliorons-la du mieux que possible !