Mis à jour le mercredi 29 mai 2024 by Olivier Delahaye
Inauguré en grande pompe le 29 septembre 2016 par François Hollande, le campus universitaire parisien s’est extrait d’un chantier de vingt ans. Pourri par l’amiante, oublié par l’État, miné par des luttes intestines, il reprend place dans la ville.

à évacuer les fumées des laboratoires. Crédit : Antoine Duhamel, Architecture-Studio
« Avant la fin de l’année, il n’y aura plus d’étudiant à Jussieu. » 1996. Lors de la traditionnelle interview du 14 juillet que donne Jacques Chirac, sa phrase fait l’effet d’une bombe. En cause : l’amiante dont sont infestés les bâtiments de l’université. L’amiante, c’est la grande peur cette année-là, au même titre que la vache folle. L’INSERM vient alors de publier une étude estimant qu’elle pourrait faire 100 000 morts d’ici 2025. Deux ans plus tôt, six enseignants d’un lycée de Gérardmer (Vosges) en sont morts. Les propos du président de la République résonnent alors de telle manière que l’on évoque un démantèlement du site et son transfert dans le 13e arrondissement.
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Les promoteurs immobiliers se frottent les mains. Ils miroitent une formidable affaire : récupérer les terrains pour y construire des immeubles de standing en plein cœur de Paris, à une encablure de la Seine. Mais leurs espoirs sont douchés par la décision du ministre de l’Éducation François Bayrou le 30 septembre 1996 : le désamiantage du site s’opérera par tranches avec un maintien de l’essentiel de l’activité universitaire. Pas question d’abandonner Jussieu. Les travaux s’étaleront sur trois ans et coûteront 1,2 milliard de francs (183 millions d’euros).
De l’amiante partout
Cela devait donc durer trois ans, cela aura duré vingt ans. 183 millions d’euros ? Finalement : 1,7 milliard (11 milliards de francs). Tout ne s’est pas passé comme prévu, c’est le moins qu’on puisse dire. Car en fait de désamiantage, c’est une opération totale de rénovation qui s’est mise en place. Directeur général de l’Établissement public d’aménagement universitaire de la région Île-de-France (Epaurif, qui a succédé en 2008 à l’Établissement public du campus de Jussieu comme maître d’ouvrage), Thierry Duclaux raconte : « Au départ il avait été imaginé un turn-over. On vidait un bâtiment, on le désamiantait et on passait à un autre. Ainsi de suite de six mois en six mois. Mais ce scénario s’est révélé totalement inopérant, car il y avait de l’amiante partout. Dès qu’on commençait à gratter, on enlevait tout. Au final, il a fallu plusieurs années pour découvrir partout où se logeait l’amiante. Qui plus est, cela s’est complexifié avec la modification des normes qui, au fur et à mesure de l’avancement des travaux, devenaient de plus en plus sévères. Si bien que le chantier est devenu une opération de reconstruction et a complètement changé de physionomie. »
On pourra ajouter aux débuts difficiles du chantier de Jussieu le manque de volonté politique de l’État. Devenu ministre de l’Éducation nationale en 1997 après le changement de majorité, le climatosceptique Claude Allègre ne croit pas plus aux ravages sanitaires de l’amiante et freine le projet prétextant qu’il suffit de « plâtrer l’amiante » pour que tout rentre dans l’ordre.
« Il a fallu du temps pour avoir une vision claire de ce que serait la rénovation »
Thierry Duclaux
Une petite usine
Difficile, critiqué et polémique, le chantier de Jussieu s’avère d’une complexité rare. Il est vaste : l’emprise du campus est de 13 ha pour 350 000 m2 de surfaces. Il se situe en plein cœur urbain, est habité par 30 000 étudiants en 1997 répartis alors sur trois universités : l’université Pierre et Marie Curie (UPMC), Paris-Diderot et l’Institut de physique du globe de Paris dont les relations ne sont pas très bonnes. « Il a fallu du temps pour avoir une vision claire de ce que serait la rénovation, nous dit Thierry Duclaux. En fait, les objectifs se sont déterminés au fur et à mesure de l’avancée du projet et des obstacles que l’on rencontrait. Il fallait notamment savoir qui, au final, resterait sur le campus. Réaliser un programme pour trois entités universitaires n’est pas la même chose que pour une seule entité. » Progressivement, l’idée s’instaure que seule l’UPMC resterait, Paris-Diderot s’installant dans le 13e arrondissement et l’Institut de physique du globe dans de nouveaux locaux dans le 5e arrondissement.

Néanmoins, pour désamianter, déconstruire et reconstruire, il faut faire de la place, bouger les étudiants, les chercheurs et les laboratoires. « S’il ne s’agissait que de bureaux, de salles de classe et d’amphithéâtres, ce serait assez simple, précise Thierry Duclaux. Mais Jussieu, ce sont des laboratoires avec des instrumentations complexes, des manipulations qui s’étalent parfois sur plusieurs années. » Avec ses circuits de distribution d’argon, d’hélium, d’eau glacée, ses deux accélérateurs de particules, ses 6 km de paillasses et ses multiples instruments de physique et de chimie, Jussieu ressemble plus à une petite usine qu’à un campus tertiaire.
Ses « engins » ne se démontent pas comme on démonte une bibliothèque. D’ailleurs, les deux accélérateurs de particules seront maintenus. D’autres instruments craignant les vibrations et les poussières seront délocalisés. Une dizaine de sites accueillent les équipes du campus pendant les travaux. Plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés sont loués. Un relogement qui coûte cher, très cher : 580 millions d’euros. Un tiers du coût global. En 2011, la Cour des comptes n’a pas manqué de pointer du doigt cette dérive budgétaire, arguant d’une gouvernance défaillante, d’un État « qui n’a pas joué son rôle » et d‘un « manque d’études préalables ».
Ouvrir la forteresse
Jussieu s’est reconstruit un peu à l’aveugle. La complexité du chantier de désamiantage et les relations difficiles entre les différents acteurs ont aussi pesé sur sa rénovation architecturale. Comme le dit Thierry Duclaux : « Il n’y a pas eu de grands principes affirmés, de partis pris architecturaux, ils se sont plutôt imposés au fil du temps. » Après la réalisation de deux premiers bâtiments, Esclangon en 2002 et Atrium en 2006, trois concours sont successivement lancés. Le premier porte sur la tour Zamansky, 90 mètres de haut, l’un des plus beaux panoramas de Paris. À la question de savoir s’il faut la démolir ou simplement la rénover, un compromis est trouvé : une reconstitution à partir de la tour en place qui doit s’approcher du projet original d’Édouard Albert, l’architecte de Jussieu qui mourut avant d’avoir pu l’édifier.
Jussieu est un fort. Minéral, métallique et froid. Sombre et venteux.
Le deuxième concours porte sur le secteur ouest du campus. Il est remporté en 2003 par l’agence Reichen et Robert. Le troisième concerne le secteur est, Architecture-Studio en est le lauréat en 2008. Si elles s’occupent de deux parties distinctes, les deux agences ont néanmoins des ambitions similaires. Jussieu est un fort. Minéral, métallique et froid. Sombre et venteux. Bâti sur l’urbanisme de dalle. La première option est de l’ouvrir sur la ville en créant une deuxième ouverture côté rue des Fossés Saint-Bernard et d’y créer un marchepied monumental qui descend de la dalle vers la rue. « Pour renforcer la liaison avec la ville, nous avons aussi choisi la même couleur pour l’asphalte », explique Marc Warnery, architecte associé chez Reichen et Robert.

Crédit : Pierre Kitmacher, UPMC
Merci Albert
Deuxième axe fort : casser « l’esprit dalle » en reconstituant des circulations à des niveaux qui n’existaient pas auparavant. « Nous avons ouvert le socle, créer des axes vers le Muséum d’histoire naturelle, changer le repérage et les parcours pour constituer des contacts avec tous les équipements majeurs si bien qu’on peut se balader dans Jussieu », poursuit Marc Warnery. Enfin, urbaniser et humaniser le campus. Un travail important a été effectué sur la végétalisation du site. Des éléments programmatiques sont nés comme le Tipi, utilisé par la direction culturelle de l’université, ou un nouvel auditorium de 500 places situé sous un patio dont les emmarchements créent un forum. Enfin l’ouverture de la dalle a permis de faire entrer la lumière naturelle dans des endroits qui en étaient jusqu’ici privés. Ainsi de la bibliothèque des licences, véritable nef de 2 000 m2 toute en transparences.
De manière paradoxale, d’avoir avancé à vue dans cette reconstruction a permis d’obtenir une véritable unité. Même s’il reste des travaux de parachèvement, à faire naître un restaurant universitaire, un jardin et un bâtiment dédié à la valorisation (Paris Parc), et même si les syndicats dénoncent « une finition qui laisse à désirer », Jussieu a réussi son grand lifting sans changer fondamentalement d’aspect. « Nous avons upgradé son architecture, issue de la deuxième moitié du 20e siècle pour la faire coïncider aux besoins d’aujourd’hui », estime Marc Warnery. Pour Thierry Duclaux, « de cette somme d’interventions aurait pu résulter un patchwork architectural si la construction d’Édouard Albert n’avait pas été aussi forte dans ses grandes lignes. »

Premier établissement français
20 ans de travaux, 200 000 m2 rénovés, des milliers d’étudiants et chercheurs déplacés, jusqu’à 1 000 personnes sur le chantier, trois architectes, un désamiantage qui ne s’est terminé qu’en 2011, des polémiques, des procès et l’université Pierre et Marie Curie est pourtant parvenue à conserver un niveau de recherche et d’enseignement à un rare niveau d’excellence. Elle est en tête du classement de Shanghai pour les établissements français et pointe à la 36e place du classement international, gagnant près de 30 places depuis 2003. Des classements qui peuvent, certes, ne vouloir rien dire. Cependant, moderniser le plus grand site universitaire de Paris n’est pas sans enjeu dans un contexte où l’autonomie des universités a conduit à une plus grande concurrence. L’amiante, elle, a fait quelques ravages : 169 maladies professionnelles déclarées.

en 1977 sur les dangers
de l’amiante à Jussieu.