Entretien avec Emmanuel de La Masselière, urbaniste et auteur du livre Triangle de Gonesse, Autopsie d’un projet et remèdes pour de futures opérations d’aménagement.
INTERVIEW. Au sein de l’EPA Plaine de France, Emmanuel de La Masselière a piloté durant huit ans le développement du Grand Roissy, contribuant au projet d’aménagement du Triangle de Gonesse. Il en fait le récit détaillé dans son livre, explique le contexte, les enjeux et les controverses qu’il a suscitées, notamment concernant le fameux projet EuropaCity, abandonné en 2019. Il tente aussi d’en faire le bilan à travers des propositions pour réformer un « aménagement à la française » qu’il pense à bout de souffle.
D’où émane le principe d’aménager le Triangle de Gonesse ?
L’histoire de son aménagement est centenaire. Cela débute dans les années 1930 avec un ensemble HBM au Blanc-Mesnil, puis l’urbanisation rebondit dans les années 1960-1970 avec la construction de l’aéroport Charles-de-Gaulle, initiant une forte pression foncière comme un peu partout en Île-de-France où il a fallu accueillir des milliers d’habitants supplémentaires et les activités qui vont avec. Dans ces années-là, l’aménagement a concerné essentiellement le côté est de l’autoroute A1 qui fait la limite entre la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise. De grands espaces urbains et économiques apparaissent : Garonor, grande zone logistique d’une centaine d’hectares qui dessert toute la métropole ; le site de PSA sur 200 hectares le long de l’autoroute A1 ; Paris Nord 2 un peu plus tard, qui va accueillir une activité mixte avec juste une accessibilité routière ; et des grands ensembles d’habitat social ou pavillonnaire. Le tout plutôt par opportunité, dans une logique de plaques autocentrées, fermées sur elles-mêmes, sans plan d’ensemble, au service de la métropole, mais sans prendre en compte la qualité de vie de ses habitants.
Sur ces plaques urbaines se sont greffées d’autres formes de plaques, sociales, avec des regroupements qui se sont faits par communautés d’origine. La conséquence, c’est un territoire socialement très pauvre. Depuis 25 ou 30 ans, sur la bande de part et d’autre de l’autoroute A1 qui va du périphérique à l’aéroport de Roissy et qui représente plusieurs centaines de milliers d’habitants, les revenus des habitants n’ont pas augmenté. C’est contre cette fatalité que l’on voulait agir en aménageant le Triangle de Gonesse.
Poursuivez votre lecture
L’enjeu était donc de lutter contre des inégalités sociales ?
L’enjeu était d’abord urbain sur un territoire grignoté par la grande logistique et où le maire de Gonesse subissait de fortes pressions foncières pour continuer à en installer. À l’époque (en 2005), l’EPA Plaine de France qui avait un rôle d’agence d’urbanisme s’est tourné vers les élus pour leur proposer d’imaginer autre chose, d’aller à l’encontre de ces plaques, de les relier en créant de l’urbanité. Ce besoin en rencontrait un autre : l’équilibre régional, en faisant du nord métropolitain une destination et pas simplement un territoire servant. Je donne un exemple. À Ecouen, nous avons un magnifique château qui pourrait devenir un lieu phare de la Région, mais l’État n’a jamais fait ce qu’il fallait pour cela. Enfin, troisième enjeu : créer de la qualité urbaine. C’est ce que nous demandaient les grandes entreprises pour s’implanter autour de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Or, nous n’avions à leur proposer que des zones d’activité.
On a fondé un projet sur un engagement qui ne valait pas. L’insincérité et le manque de transparence génèrent des conflits qui sont contre-productifs.
Doit-on voir le projet d’aménagement du Triangle comme un immense gâchis aujourd’hui ?
De temps, d’énergie, d’argent, oui. D’autres vous parleraient d’un gâchis de terres agricoles. Ce qui est sûr c’est que lancer un projet en 2005 qui ne pourra voir le jour qu’en 2028, cela génère des dysfonctionnements. Le monde change tellement vite qu’on peut difficilement concevoir des projets à telle échéance. Compte tenu de ces changements, je ne suis pas sûr que l’arrêt de la programmation initiale soit un gâchis. Si le projet avait vu le jour en 2015, alors oui peut-être que cela aurait été un gâchis. Là où on s’est trompé, c’est que la ligne 17 du Grand Paris Express devait être mise en service en 2021-22. On a fondé un projet sur un engagement qui ne valait pas. L’insincérité et le manque de transparence génèrent des conflits qui sont contre-productifs.
De fait, EuropaCity c’était une mauvaise idée ?
C’est un peu plus complexe. Partout dans le monde les grands complexes de loisirs urbains s’implantent à proximité des grands aéroports ; mais aussi les grands centres de congrès ou d’affaires. À ce titre, l’idée d’EuropaCity nous semblait excellente. La difficulté c’est que le projet est devenu une plaque urbaine supplémentaire. Au sein de l’EPA Plaine de France, nous souhaitions que les rues d’EuropaCity soient dans la prolongation de celles du quartier d’affaires, qu’il y ait intégration urbaine. Nous n’avons jamais pu faire entendre cela aux promoteurs d’EuropaCity, et nous n’avons jamais eu l’appui des décideurs publics nationaux alors qu’il s’agissait d’un investissement d’environ 3 milliards d’euros.
Il existait déjà une forte contestation sur le Triangle de Gonesse, notamment à l’implantation de la gare de la ligne 17 du Grand Paris Express. Est-ce qu’EuropaCity n’a pas mis de l’huile sur le feu ?
Très clairement. On l’a vu au moment du débat public. Les oppositions se sont concentrées sur EuropaCity, mais c’était tout le projet d’aménagement du Triangle qui était menacé. Les habitants avaient plutôt tendance à soutenir le projet, les élus locaux y étaient favorables, y compris les élus de Seine-Saint-Denis… jusqu’à la loi NOTRe.
Quel effet a eu la loi NOTRe ?
Toute la question est celle du partage de la ressource économique et fiscale. Dans les années 1990, la solidarité se jouait entre les communes riches où est implanté l’aéroport Charles-de-Gaulle et les communes rurales autour. C’est de cet esprit de solidarité que s’est constituée la communauté de communes de Roissy. À côté, la communauté d’agglomération Val de France est, elle, beaucoup plus pauvre. En 2010, lorsque naît le projet du Grand Paris Express (GPE), un deal se monte entre Christian Blanc (à l’époque en charge du projet du GPE au sein du gouvernement, NDLR) et les deux présidents des deux intercommunalités, Didier Vaillant pour Val de France et Patrick Renaud pour Roissy : Val de France bénéficiera de l’implantation d’une gare sur la ligne 17 du GPE à condition que les deux intercos fusionnent pour que soit partagée la richesse fiscale induite par l’activité des entreprises liées à l’aéroport. Pour cela, Val de France doit tout de même apporter quelque chose dans la « corbeille de la mariée » : l’aménagement du Triangle de Gonesse. Dans l’idée que celui-ci produira à terme des richesses qui bénéficieront aussi aux communes rurales de Roissy.
Puis en 2012, une nouvelle idée germe : étendre cette solidarité à tout le Grand Roissy, autrement dit à des communes de Seine-et-Marne, à l’est de l’aéroport, et à des communes de Seine-Saint-Denis : Aulnay, Sevran, Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Cela constituait une intercommunalité de 650 000 habitants, très puissante donc, mais c’était une bonne échelle de solidarité. La loi NOTRe a cassé cette dynamique en figeant les nouvelles intercos au sein des limites départementales et de celles de la Métropole du Grand Paris. Mais elle a aussi eu des conséquences sur l’aménagement du Triangle de Gonesse : les élus de Seine-Saint-Denis n’en voyaient plus l’intérêt puisqu’ils n’en auraient pas tiré parti fiscalement.
L’ennui, c’est qu’il n’existe pas de lieu de négociation, un endroit où l’on peut mettre en face les différents projets, ce qui est acceptable par les uns et par les autres, où l’on trace les lignes rouges, où l’on définit les modalités, les enjeux.
Quel regard portez-vous sur le projet tel qu’il est redéfini aujourd’hui ?
Je ne veux pas me prononcer sur ce qui est prévu. Il y aura une gare du Grand Paris Express, forcément. Juridiquement, il est impossible d’abandonner un des points de ce nouveau réseau, c’est un ensemble. En revanche, elle peut ne pas ouvrir ou ne servir à rien, ce qui serait là un véritable gâchis.
J’avais participé à un autre projet pour le Triangle, présenté à la première édition d’Inventons la Métropole du Grand Paris. Il s’appelait Agriville et proposait de construire sur pilotis pour éviter l’artificialisation. Le projet n’a pas été retenu, mais peut-être faudrait-il le négocier aujourd’hui avec CARMA (association qui ambitionne aussi de développer un projet de transition écologique sur Gonesse, NDLR). L’ennui, c’est qu’il n’existe pas de lieu de négociation, un endroit où l’on peut mettre en face les différents projets, ce qui est acceptable par les uns et par les autres, où l’on trace les lignes rouges, où l’on définit les modalités, les enjeux.
Quel serait ce lieu ?
Dans mon livre, je cite quelques exemples de bonnes pratiques comme La Fabrique des transitions à Loos en Goelle qui a su élaborer une expérience de développement territorial négocié. Ce que fait l’agence Grand Public est aussi très intéressant. L’un de ses directeurs, Frédéric Gilli, explique dans son livre La promesse démocratique que lorsque l’on interroge les habitants, on se rend compte qu’ils sont prêts à beaucoup de choses, mais ce qu’ils réclament c’est un lieu où l’on puisse les exprimer. Il ne s’agit pas d’instances, comme les débats publics qui sont très importants par ailleurs, mais d’endroits où vous mettez autour d’une table non pas des représentants de la chambre de commerce ou des associations, mais des personnes agissantes dont le projet va devenir celui de la communauté locale. Ce n’est pas de la concertation, pas de la co-construction ni même de la co-conception, mais de la coréalisation : chaque projet devient le projet de la communauté.
La négociation fait partie des propositions que vous énumérez dans le livre pour transformer l’aménagement à la française que vous trouvez trop vertical. Une deuxième proposition porte sur l’importance du récit dans un projet.
Quand on va au Forum des projets urbains, par exemple, on se rend compte que toutes les présentations se ressemblent un peu : des logements, des mètres carrés d’activité, des mètres carrés de commerces, des kilomètres de voirie ou de réseaux… On oublie l’origine de la ville, qu’elle a été conçue il y a 10 000 ans parce qu’on est plus intelligent à deux que tout seul, parce que quand on est 1 000 à un endroit on a plus l’occasion d’échanger, de s’instruire de l’autre. La ville, c’est un lieu où se concentre la différence. C’est un lieu qui est par essence politique. C’est le lieu du commun, et donc il faut lui trouver ce récit qui doit nous habiter tous. Si on n’a pas ce sens commun, on n’a pas de solidarité, si on n’a pas la conviction qu’on est dans la même barque on ne fait pas ville. Il faut ce sens politique pour nous faire comprendre qu’on est dans la même barque. Et on n’a jamais raconté le sens politique du Triangle de Gonesse.
Si la ville est par essence politique, au final elle est dominée par le gouvernement des experts : d’un côté ceux qui veulent faire un projet, de l’autre ceux qui sont contre, et cela se termine dans un tribunal administratif.
Vous expliquez aussi qu’il faut simplifier les process.
Pour le Triangle de Gonesse, il s’est tenu trois débats publics (même si celui sur le barreau de Gonesse n’en avait pas la forme réglementaire) et treize concertations au cours desquels les mêmes propos étaient échangés par les mêmes personnes sur les mêmes sujets. Pour n’aboutir à rien. C’est absurde. Et cette complexité aboutit à quoi ? Confier le pouvoir politique au juge. Si la ville est par essence politique, au final elle est dominée par le gouvernement des experts : d’un côté ceux qui veulent faire un projet, de l’autre ceux qui sont contre, et cela se termine dans un tribunal administratif. La simplification doit remettre de la démocratie dans le système.
Un autre enjeu concernant les opérations d’aménagement est la question environnementale.
Je ne connais pas un seul urbaniste qui ne conçoive la transition écologique comme la priorité. Mais je pense qu’il faut qu’on change de paradigme. Un projet urbain doit aboutir à une production zéro carbone, il doit aboutir à favoriser la biodiversité, il doit aboutir à circulariser l’économie à la plus petite échelle possible. C’est la donnée d’entrée. Ce n’est pas l’objectif. Si on dit que la ville doit finalement devenir une forêt – je caricature -, cela va devenir mortellement ennuyeux. L’enjeu, c’est que la ville soit plaisante, qu’on y crée des échanges et pas de la neutralité carbone.
Enfin, vous faites une proposition sur la fiscalité assez novatrice.
Cela part d’un constat : Paris et quelques autres villes concentrent des emplois occupés en partie par des habitants de Goussainville, Sarcelles, Villiers-le-Bel… Quand Neuilly-sur-Seine met des millions d’euros pour couvrir la RN13 grâce à sa richesse fiscale, quand Paris consacre 700 millions d’euros au réaménagement des Halles, vous ne trouvez pas 10 millions pour faire une école à Sarcelles. Il y a un problème de répartition de la richesse. Alors, pourquoi ne pas faire en sorte qu’une partie de la recette fiscale issue des entreprises soit redirigée vers la ville d’origine des salariés ?
Emmanuel de La Masselière : Triangle de Gonesse, Autopsie d’un projet et remèdes pour de futures opérations d’aménagement. L’Harmattan. 20,50 €.