Mis à jour le samedi 18 février 2023 by Olivier Delahaye
De Mai-68 à la situation sanitaire récente, le vélo s’est illustré, à de nombreuses reprises, par sa formidable capacité à offrir des solutions mobilitaires en temps de crise.

CHRONOLOGIE. Entre les quelques bicyclettes sorties des coffres de voiture en mai 68 et le vélo pensé comme acteur majeur de la ville post-COVID en 2020, il y eut la création de quelques pistes cyclables, des plans vélos pour la capitale, une ambition métropolitaine puis régionale. L’évolution de la place du vélo en région parisienne a suivi de si près les impacts des crises énergétiques, sociales, environnementales, économiques et dorénavant sanitaires que l’on peut en proposer une lecture à la lumière de celles-ci.
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Mai-68
D’une contestation étudiante née en mars 1968 à la faculté de Nanterre naît une explosion sociale de grande ampleur qui fait vaciller le régime gaulliste durant tout le printemps. Le 22 mai, on peut lire dans un article du Monde : « Les embouteillages enregistrés lundi à Paris ont pris de l’ampleur mardi en raison de la réouverture de nombreux magasins, et surtout du marché des Halles, qui ne fonctionnait pas lundi. La bicyclette a retrouvé ses droits ; on a pu voir des automobilistes garer leur voiture aux portes de Paris et sortir de leur coffre des bicyclettes démontables. »
Certes, le recours au vélo pour faire face à la crise des transports qui affecte la région parisienne durant les événements de mai 68 est sporadique. Toutefois, la révolution sociétale qui accompagne et suit ces événements fait du vélo l’un de ses symboles et l’écologie politique naissante l’un de ses marqueurs. L’un de ses plus éminents penseurs, Ivan Illitch, écrit en 1973 dans Énergie et équité : « La bicyclette et le véhicule à moteur ont été inventés par la même génération, mais ils sont les symboles de deux usages opposés de l’avancée moderne. La bicyclette permet à chacun de contrôler l’emploi de son énergie métabolique, le véhicule à moteur rivalise avec cette énergie. »
Le choc pétrolier de 1973
À la suite de la guerre du Kippour, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole augmente de 70% les prix de l’or noir et rationne la production. Le monde vit une crise énergétique sans précédent et la France, deux ans plus tard, entrera en récession pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le vélo réaffirme alors son avantage, notamment pour les déplacements urbains courts entre domicile et travail. En 1974, lors d’un colloque à Turin, un bureau d’études suisse souligne « la remarquable rentabilité des moyens de transport dits ‘’naturels’’, c’est-à-dire la marche et surtout la bicyclette, qui sont respectivement quatorze et quarante fois plus efficaces que le l’automobile si l’on considère l’énergie dépensée par kilomètre parcouru. Dans une ville dessinée et aménagée pour les piétons et les cyclistes, 40 à 60% des déplacements pourraient être effectués à pied ou à vélo. »
C’est aussi en 1974, sous l’impulsion de Jacques Essel, que naît l’association francilienne Mieux se Déplacer à Bicyclette (MDB) pour promouvoir l’usage du vélo en région parisienne. Elle est issue du Mouvement pour la défense de la bicyclette qui, deux ans plus tôt, avait recueilli douze mille signatures à Paris en faveur de la création de couloirs à vélos.
C’est en 1974 enfin que le plan autoroutier pour Paris, voulu dans les années 1960, est abandonné. L’une des radiales prévues, rue Vercingétorix dans le 14e arrondissement, faisant déjà l’objet d’un début de réalisation, son aménagement est repensé et donne naissance, en 1979, à la première piste cyclable parisienne.

La crise pétrolière de 1979
À la suite du choc pétrolier de 1973, le redémarrage de la demande mondiale subit de plein fouet une nouvelle crise née à la faveur de la révolution iranienne de janvier 1979. Conséquence : on repense au vélo. Lucien Lannier, préfet d’Île-de-France veut financer huit mille places de parkings à vélos près des gares. Le 1eroctobre 1979, il explique au journal Le Monde : « Le coût des opérations deux-roues est marginal face aux coûts des grands travaux d’infrastructure routiers ou de transports en commun. »
Un schéma d’aménagement cyclable doit même être évalué par le conseil régional d’Île-de-France avec quatre itinéraires depuis Paris. Il restera lettre morte. Pourtant, à l’instar du jogging, le vélo bénéficie alors d’une grande vague de popularité soutenue par un regain écologiste et par la mode du bien être. En 1980, se considérant peu entendus, ses adeptes se mobilisent alors en groupe de pression sous la bannière de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB). Celle-ci n’y va pas de main morte et réclame aux pouvoirs publics : la création de couloirs, la possibilité d’emprunter certaines rues en sens interdit, l’accès aux couloirs d’autobus, des pistes à travers parcs et jardins, l’aménagement des carrefours, l’autorisation d’emprunter les chemins de halage, des garages gardés, la fabrication par les constructeurs de véritables vélos de ville, et la remise par le ministère des Transports d’une bicyclette gratuite à toute personne renonçant à son automobile.
Deux ans plus tard, Jacques Essel, fondateur de MDB, est renversé sur son vélo à Paris par une voiture et grièvement blessé. Les cyclistes manifestent. L’événement est médiatisé. Et deux mois après l’accident, la mairie de Paris annonce un « plan Dupont » (du nom de l’adjoint au maire, Édouard Frédéric-Dupont, en charge du dossier) pour sécuriser la circulation des cyclistes à Paris. Une trentaine de kilomètres de pistes cyclables sont réalisées en urgence, baptisées « couloirs de courtoisie » par la mairie et renommées « couloirs de la mort » par ses détracteurs car ils coincent les cyclistes entre les bus et les voitures.
La grève générale de 1995
À l’automne 1995, alors que des mouvements étudiants paralysent déjà les universités françaises, le Premier ministre Alain Juppé annonce un vaste plan de réforme des retraites et de la sécurité sociale. Son programme d’une extrême rigueur arc-boute les syndicats et provoque une grève générale. Sans transport public et noyée sous les embouteillages, la région parisienne est à l’arrêt. Les Franciliens ressortent leurs vélos des caves. La vente de bicyclettes explose. On en dénombre près de 400 000 en circulation dans la capitale. La part modale du vélo à Paris passe de 0,9% en 1995 à 3% en 1996.
À peine Alain Juppé a-t-il retiré son projet le 15 décembre 1995 que Jean TIbéri, maire de Paris, annonce le même jour la prochaine constitution d’un groupe de travail « chargé d’élaborer très vite des propositions pour permettre à ceux qui ont découvert le vélo à Paris de pouvoir continuer d’en faire. » La Région n’est pas en reste en lançant le 16 décembre une grande consultation auprès de la population sur l’usage de la bicyclette. Son président, Michel Giraud, souhaite alors inciter les collectivités locales à développer les pistes cyclables. Un mois plus tard, Jean Tibéri lance officiellement le « plan vélo » pour Paris. Les 4,3 km de pistes cyclables existant en 1995 passent à 256 km en six ans. En revanche, les espaces de stationnement promis à proximité des gares de RER et des stations de métro ne seront pas réalisés.

2001 : le changement climatique
Certes la question du changement climatique n’est pas nouvelle, mais c’est véritablement le troisième rapport du GIEC, rendu public le 1er octobre 2001, qui marque les esprits. Il établit que « de nouvelles preuves, mieux étayées que par le passé, viennent confirmer que la majeure partie du réchauffement climatique observé ces 50 dernières années est imputable aux activités humaines » et que « les changements climatiques d’origine humaine vont se poursuivre pendant de nombreux siècles ».
Dès lors, la préoccupation environnementale devient majeure. Un an plus tard, le président de la République Jacques Chirac prononce un discours historique à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », dit-il. En cette même année 2002, le nouveau maire de Paris, Bertrand Delanoë, lance le « schéma directeur du réseau cyclable parisien », un programme de 8 ans qui doit, notamment : améliorer les aménagements existants, étendre le réseau cyclable structurant, réaliser des contre sens cyclables dans les quartiers et offrir de nouvelles possibilités de stationnement. Les pistes cyclables vont ainsi s’accroître de 200 km durant sa première mandature, qui se terminera par la mise en place de vélos en libre service : le Vélib’.

La crise financière de 2008
La faillite d’un système de prêts hypothécaires risqués, les fameux subprimes, crée un effet boule de neige au sein de la finance mondiale et provoque une crise économique sans précédent depuis 1929. Les prix du pétrole s’envolent. En 2009, la France entre en récession, son PIB chute de 2,9 points. Du jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’un des secteurs économiques qui résiste le mieux à la crise est celui du deux roues. Les ventes de vélos de ville connaissent une progression de 7% par rapport à 2008. L’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France (IAU) le note dans une étude en 2010 : « Les déplacements à vélo connaissent une croissance exceptionnelle dans la région francilienne. » À Paris, surtout, les déplacements journaliers ont été multipliés par trois en 10 ans. Et le club des villes et territoires cyclables le proclame en 2011 : « Le vélo est le remède anti-crise ! » Voilà la bicyclette totalement intégrée aux mobilités de la capitale.
D’autant que sur les crises environnementale et socio-économique s’est empilé un phénomène de métropolisation tel que l’on en vient à cet axiome simple : « En matière d’environnement, les villes sont le problème, elles doivent être la solution. » Le président de la République, Nicolas Sarkozy, charge des architectes d’imaginer le Grand Paris post-Kyoto. Au tournant de la décennie, la métropole parisienne est aussi à un tournant de son développement et se doit de réinventer sa mobilité. L’État et la Région Île-de-France lancent un méga projet de nouveau métro en banlieue, le Grand Paris Express, qui doit, c’est acquis, créer des interconnexions avec les mobilités douces, dont le vélo.
Dorénavant, ce n’est plus la seule ville de Paris qui est concernée, mais bel et bien la métropole. C’est en tout cas ce que prône la mairie de Paris avec sa « métropole cyclable ». Presque un saut quantique.
La grève de 2019
À l’automne 2019, le gouvernement d’Édouard Philippe lance une nouvelle réforme des retraites, plutôt mal ficelée, qui rencontre une opposition féroce de la part des syndicats. S’ensuit une grève exceptionnelle qui paralyse les transports publics en région parisienne ; grève à la faveur de laquelle les Franciliens pédalent beaucoup. La mairie de Paris, qui s’est doté d’un nouveau plan vélo en 2015 avec l’ambition de devenir la capitale mondiale du vélo en 2020, twitte sur cet engouement.

Entre le 4 décembre, veille du premier jour de grève, et le 11 décembre elle note une hausse moyenne de +104% de la fréquentation des vélos sur 36 sites recensés, la palme revenant au quai d’Orsay : +514%. Mais quid de l’après-grève ? À France 24, Alexis Frémeaux, président de MDB, exprime sa conviction : « Les gens qui se sont mis au vélo, contraints et forcés par l’absence de transports en commun, resteront cyclistes parce qu’ils vont faire l’expérience d’un moyen de transport à la fois rapide, fiable et agréable. » Le collectif Vélo Île-de-France, dont fait partie son association, enfourche la crise sociale et propose le RER V, un réseau de 9 lignes cyclables, sécurisées et continues qui doit relier les grands pôles de la région. De métropolitain, le vélo urbain devient régional.
2020 : le COVID-19
Le 26 février 2020, un enseignant de Crépy-en-Valois (Oise) décède des suites d’une infection au coronavirus, sonnant le début, en France, d’une épidémie que l’Organisation mondiale de la Santé déclare être née en Chine trois mois plus tôt. La contagiosité de ce virus mal connu et sans traitement ni vaccin est telle que le gouvernement français déclare la mise en confinement du pays le 17 mars. La situation est inédite, elle provoque un tel choc économique et préfigure un tel choc social qu’il est dorénavant de mise de s’interroger sur la société post-COVID, de même que l’on s’est interrogé sur la société post-pétrole ou la société post-carbone.
Pour ses défenseurs, le vélo doit être au centre de la ville post-COVID, voire même un exemple pour l’économie de demain. D’autant qu’à partir de la mi-avril se pose la question du déconfinement et de l’utilisation parcimonieuse des transports publics afin d’éviter une deuxième vague de contagion. L’organisateur des transports franciliens, Île-de-France Mobilités, estime que la fréquentation devra être au moins cinq fois inférieure à celle d’avant-crise. Comment, dès lors, éviter un recours massif au véhicule individuel ? Outre le télétravail ou les horaires décalés, la solution qui semble la plus adaptée est celle d’un usage croissant de la bicyclette, vue comme un outil de mobilité permettant la distanciation sociale.
Tandis que certains plaident pour ce que l’on appelle un urbanisme tactique – le CEREMA publiant un ensemble de conseils à cet effet dès le 21 avril -, plusieurs collectivités locales annoncent la création de nouvelles pistes cyclables. La présidente de la région, Valérie Pécresse, annonce même allouer 300 millions d’euros à la création du RER V du collectif Vélo Île-de-France. Et par la voix de son spécialiste Dominique Riou, l’Institut Paris Région (ex-IAU) n’hésite pas à le dire : « Le vélo sera au cœur de la mobilité post-confinement. » Voire même « une opportunité historique » pour son développement.
N’y en avait-il pas eu d’autres ?
