Mis à jour le mercredi 29 mai 2024 by Olivier Delahaye
Entretien avec Emmanuelle Philippe, co-autrice de l’ouvrage Les lycées d’île-de-France.
INTERVIEW. Les éditions Lieux Dits ont publié à l’automne Les lycées d’Île-de-France, un beau livre absolument formidable qui dévoile, outre leur beauté, l’extraordinaire diversité architecturale de ces établissements scolaires. Fruit d’une enquête menée à fin de classement au label ACR, il s’agit aussi d’une plongée temporelle dans l’histoire de la pédagogie française et d’une immersion spatiale au sein d’un champ patrimonial inexploré. Et donc du rapport entre pédagogie et architecture. Entretien avec Emmanuelle Philippe, co-autrice de l’ouvrage avec Marianne Mercier, et conservatrice en chef du patrimoine à la Région Île-de-France.
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Comment est venu ce livre ?
Depuis les lois de décentralisation, la Région est compétente en ce qui concerne la construction, la gestion et la maintenance des lycées. Cela représente un patrimoine très conséquent de 461 établissements… que l’on connaît finalement assez mal. Ce constat a rencontré une recherche convergente de la Conservation régionale des monuments historiques, qui s’intéresse à l’architecture scolaire depuis longtemps et souhaitait autant que nous distinguer des édifices particulièrement intéressants, tant du point de vue de leur architecture que pour leur qualité pédagogique.
Avant cette enquête seuls cinq lycées franciliens, bâtis comme tels, étaient protégés au titre des monuments historiques. Dorénavant, quarante sont labellisés Architecture contemporaine remarquable (ACR), qui est la nouvelle dénomination du label Patrimoine du XXe siècle.
Comment avez-vous opéré votre sélection ?
Nous avons travaillé au sein d’un groupe de travail pluridisciplinaire, qui a réuni des spécialistes du patrimoine, des enseignants, des experts de l’architecture scolaire… Nous avons présenté et examiné collégialement un certain nombre de lycées à partir d’une liste de critères parmi lesquels : la notoriété de l’architecte, la date de réalisation de l’édifice, son insertion dans le tissu urbain, son histoire au regard de la pédagogie, etc. Les échanges de points de vue ont été vraiment très riches.
Partons du début, des tout premiers lycées. Quelle forme prennent-ils ?
Les premiers sont créés par la loi de 1802 sous Napoléon Bonaparte et ils sont parisiens. Le tout premier, c’est Louis-le-Grand, dans le 5e arrondissement. Ce ne sont pas des lycées construits comme tels. Ils sont aménagés dans des bâtiments plus anciens, comme le lycée Charlemagne qui a pris place dans l’ancienne Maison professe des Jésuites de la rue Saint-Antoine, dans le 4e arrondissement. Ou encore le lycée Henri IV qui a occupé le couvent des Jenovefa de la montagne Sainte-Geneviève du 5e arrondissement.
Puis à la fin du XIXe siècle, ils sont consacrés par la République.
Oui, les élèves de Viollet-le-Duc, qui font partie du courant rationaliste, mettent au point une architecture républicaine pour ces lycées, avec tous les symboles que l’on connaît encore aujourd’hui : la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », le drapeau, des façades avec des grands hommes… Une architecture va se mettre en place. C’était aussi l’objet de notre ouvrage de montrer qu’il n’existait pas d’architecture pour ces bâtiments spécifiques, qu’elle allait devoir être inventée.
Vous parlez même de cathédrale laïque. Les lycées avaient alors vocation à former des élites ?
Au départ, oui. Le projet de Bonaparte était de former les futurs dirigeants de la nation. Les lycées sont alors réservés aux garçons. Ils sont payants. Et les études se déroulent en internat. Le cursus commence aussi beaucoup plus tôt qu’aujourd’hui, à peu près à la 6e, et se termine au baccalauréat. Il s’agit d’un cursus parallèle à celui des écoles qui, elles au contraire, sont beaucoup plus nombreuses. Il y en a environ 50 000 en France, contre 50 lycées.
Dans les années 1930, l’art fait son apparition aussi. Il y a une dimension esthétique très forte dans ces lycées.
Cela rencontrait d’autres préoccupations de l’époque. D’abord, celles des médecins, des hygiénistes, pour qui la lumière, la clarté, le confort étaient très importants. On se préoccupait de la santé des élèves, on luttait contre la tuberculose, la myopie, la scoliose et les architectes avaient pour injonction de concevoir des bâtiments plus beaux, plus lumineux, plus gais. Et puis il y a le travail des ingénieurs qui mettaient alors au point de vastes programmes tels que des gares ou des grands magasins en expérimentant les propriétés du fer et de la brique. Les architectes les ont repris pour bâtir des lycées plus grands et plus aérés. Ce sont des préoccupations qui n’existaient pas du tout avant : la gaieté, le confort, et l’adaptation pédagogique aux élèves.
Vient ensuite une courte période qui accompagne les débuts de la IVe République dans l’immédiat après-guerre et que l’on peut qualifier d’élan utopique. De quelle manière les bâtiments des nouveaux lycées alors construits répondent à cet élan ?
Cela a duré environ dix ans, de 1945 à 1955. Le baby-boom réclamait que l’on reçoive plus d’élèves, et donc il fallait de nouveaux locaux, notamment en banlieue parisienne. Mais les lycées que l’on construit alors sont avant tout des annexes de grands lycées parisiens. Ils s’installent sur des domaines de châteaux ou d’anciennes grandes propriétés. Leur architecture se calque sur les écoles de plein air de l’entre-deux-guerres. Il y a un lien important avec la nature, une nouvelle forme de pédagogie qui préconise l’activité physique, mais aussi l’éducation nouvelle née juste avant la Seconde Guerre mondiale qui prône une plus grande participation de l’élève.
Qu’est-ce qui vient mettre fin à cet élan ?
Le principal problème a été le nombre d’élèves à accueillir. Il a fallu édifier rapidement des lycées en très grand nombre et donc à bas coût. Avec le procédé du préfabriqué, l’État a construit des bâtiments caractérisés par cette fameuse trame de 1,75 mètre qui permettait un assemblage un peu comme dans un jeu de lego. L’architecture de ces lycées est vite apparue comme très répétitive, mais elle a permis de bâtir vite. Certains d’entre eux ont vu le jour en une cinquantaine de jours.
Qu’est-ce que cette trame de 1,75 mètre ?
Elle a été mise au point par l’éducation nationale en 1952 pour matérialiser l’espace nécessaire à un élève. C’est une sorte de plus petit dénominateur commun qui, démultipliée et appliquée orthogonalement et perpendiculairement, permet de bâtir les locaux scolaires. Tous les locaux. Les classes sont des multiples de 1,75 mètre, les réfectoires aussi, les dortoirs aussi et les espaces communs également.
Durant cette période de standardisation, y a-t-il tout de même des lycées qui sortent du lot ?
C’est le paradoxe et c’est ce qui nous a surpris en menant notre enquête, car c’est finalement sur cette période que l’on a labellisé le plus de lycées. Malgré des critères qui pouvaient étouffer la créativité, certaines architectures tramées se révèlent d’une extrême richesse. Je pense au lycée Albert Schweitzer au Raincy, où l’application de la trame n’a pas empêché des partis pris innovants comme l’ouverture sur l’ancien parc du château. Certains architectes ont aussi cherché à composer des ensembles, à créer des formes dans leurs plans qui ont permis d’autres expressions architecturales. Et puis, dans cette période somme toute uniforme, se sont aussi révélées des innovations dans les procédés de construction. C’est grâce à cela que le lycée Eugène Delacroix de Drancy a pu être construit en 48 jours.
Cette période est ensuite violemment remise en cause.
Oui, et il y a eu deux événements qui y contribué. Aux yeux du grand public, cela a été l’incendie, en 1973, du collège Édouard-Pailleron dans le 19e arrondissement qui a engendré la mort de vingt personnes. Dans l’opinion, on s’est alors dit que non seulement cette architecture était parée de peu de qualités esthétiques mais en plus elle était dangereuse [le collège n’aura pas résisté plus d’un quart d’heure à un incendie de poubelle, NDLR]. Et puis il y a eu, avec Mai-68, un événement plus profond qui faisait naître d’autres idées sur la pédagogie et a provoqué quelques années plus tard l’abandon du modèle.
La dernière phase que vous racontez et analysez dans le livre va des années 1990 aux années 2010, durant laquelle la décentralisation bouscule les codes.
Dès lors que les lycées ne dépendaient plus de l’éducation nationale, la politique des modèles a été abandonnée. Les régions ont alors mis en place des procédures de concours qui ont permis aux architectes d’exprimer plus librement leur créativité. Et celle-ci s’est exprimée avant tout loin de Paris, au sein des villes nouvelles qui constituaient de véritables terrains de jeux pour les architectes.
On retrouve quand même des éléments communs : le décloisonnement, le modèle du campus, la prime au CDI…
C’est effectivement ce qui nous a intéressés de pointer : cette forme de continuité. Il y a par exemple un très bel établissement à Bondoufle, le lycée François Truffaut, construit par une équipe d’architectes dont faisait partie Högna Anspach, connue pour être la première femme architecte islandaise. Il a été bâti au début de la décentralisation. Certes, il est fait en béton brut, mais il s’apparente plutôt à un campus à l’anglo-saxonne et on y retrouve une réflexion autour du couvent. Vous avez vraiment une clairière centrale, conçue comme un cloitre, autour de laquelle s’organisent tous les bâtiments d’enseignement. Or, en interrogeant les architectes qui ont travaillé sur tous ces lycées, on a bien eu la confirmation que ce modèle monastique, qui est présent depuis le début, perdure aujourd’hui encore.
Le label ACR
Créé en 1999 par le ministère de la Culture, le label Patrimoine du XXe siècle devait reconnaître la valeur d’architectures contemporaines trop souvent méconnues. En 2016, il est remplacé par le label Architecture contemporaine remarquable (ACR) qui s’appuie sur une grille de critères pour signifier l’intérêt de certains bâtiments, mais aussi pour « développer, grâce à une collection de références et de modèles, des pratiques vertueuses en matière de rénovation et de réhabilitation », nous dit Emmanuelle Philippe.
Si, après des ensembles de logements et des édifices de culte, 40 lycées franciliens viennent donc d’obtenir ce label, il n’est pas du tout exclu, comme l’explique Emmanuelle Philippe, que « d’autres rejoignent ce corpus, tout au moins parce que, le label s’applique sur des bâtiments de moins de 100 ans que l’histoire avance ».
Les lycées d’Île-de-France, ouvrage dirigé par Marianne Mercier et Emmanuelle Philippe. Éditions Lieux Dits. 34 euros.