Mis à jour le dimanche 19 février 2023 by Olivier Delahaye
Entretien avec Etienne Grésillon, géographe.
INTERVIEW. Étienne Grésillon est maître de conférences en géographie au Laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces (Ladyss). Avec plusieurs étudiants, il est parti en quête de l’université expérimentale de Vincennes, détruite en 1980. Ils en ont déniché les vestiges et, de leurs travaux (publiés ici), ont tiré quelques conclusions d’écologie urbaine qui vont souvent à l’encontre des idées reçues.
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Commençons par le début : qu’est-ce qui vous amène à effectuer ces recherches sur l’université de Vincennes ?
J’étais en thèse de géographie à la Sorbonne et j’organisais des ateliers dans le bois de Vincennes pour des étudiants autour d’une formation sur les méthodes d’analyse paysagère. Peu à peu, le bois est devenu un sujet de recherche. J’ai commencé avec Jean-Paul Amat et Aurélie Tibaut à travailler sur les sans-domiciles fixes parce que depuis la crise financière de 2008, la population de SDF a beaucoup augmenté. Derrière cette installation de campements dans le bois de Vincennes, il y a des logiques spatiales, paysagères et écologiques. On les trouve plutôt dans les paysages fermés du bois, des endroits où il y a une forte diversité d’espèces parce qu’il y a moins de visiteurs et moins de passage des gestionnaires aussi. En fait, les gestionnaires du bois favorisent même l’installation des SDF dans ces paysages riche en biodiversité plutôt que dans les paysages domestiqués et esthétiques. La biodiversité écologique va avec une diversité sociale. Accepter des plantes nouvelles que l’on ne contrôle pas c’est aussi accepter des populations nouvelles…
Du coup, petit à petit, des relations de confiance se sont tissées avec les gestionnaires de la DEVE (Direction des espaces verts et de l’environnement de la Ville de Paris) qui gère le bois et je travaille avec eux sur plusieurs sujets (espèces invasives, paysages sonores, promeneurs de chien). Il y a trois ou quatre ans, nous avons évoqué ensemble l’université de Vincennes. Je voulais savoir où elle se situait exactement et ce qui était advenu à cet espace du bois qui l’avait accueillie.
L’université s’installe à Vincennes en 1969, contre l’avis de la mairie de Paris. On se rend compte en vous lisant à quel point le bois est un lieu de lutte entre elle et l’État.
Et c’est encore plus flagrant avec l’implantation de l’université. Le ministre de l’Éducation de l’époque, Edgar Faure, cherchait un endroit proche de Paris, bien connecté. Qui plus est, le site choisi était une friche militaire. Depuis Napoléon, une partie du bois était un espace stratégique, utilisé pour défendre Paris, contre une invasion venant de l’Est de la France. Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée a quitté les lieux et depuis lors la mairie de Paris voulait en faire un espace vert ouvert. L’État en a décidé autrement et a agi en toute discrétion. Sans que l’on sache exactement ce qui s’est passé, il se raconte que la décision se serait prise durant l’été 1968 à un moment où les services administratifs de la mairie de Paris étaient fermés. Ce qui est sûr, c’est que la Ville n’a pas donné son accord à cette construction et durant les douze ans que durera l’expérimentation de Vincennes, elle fera tout pour récupérer le site. Pour elle, c’était aussi stratégique d’un point de vue paysager : elle voulait reconstituer l’allée royale qui part du château de Vincennes.
Mais le bois, la forêt, ce sont aussi des espaces très bigarrés, soi-disant dominés par les seigneurs sous l’ancien régime, mais en réalité très difficiles à contrôler.
Vous racontez que le bois de Vincennes est aussi le bois du peuple, en opposition au bois de Boulogne, qui est celui des bourgeois.
Oui, on peut lire ça dans les Mémoires du baron Haussmann. Il avait demandé à Adolphe Alphand de prévoir beaucoup d’accès en transports publics pour le bois de Vincennes, qui devait pouvoir accueillir un maximum d’habitant des classes populaires. Tandis que le bois de Boulogne n’en avait pas besoin : les bourgeois de l’époque avaient des calèches pour s’y rendre. C’est resté aujourd’hui et c’est intéressant ces rémanences, à quel point des politiques anciennes ont encore des impacts aujourd’hui : le bois de Vincennes est beaucoup mieux desservi par les transports en commun que celui de Boulogne. Le bois accueille encore aujourd’hui la pauvreté (SDF), mais aussi énormément d’activité différente et reste l’espace vert parisien le plus populaire avec 11 millions de visiteurs par an.
L’idée communément répandue est que l’installation de l’université expérimentale à Vincennes est une réponse politique après l’agitation de mai-68 et un moyen pour le pouvoir en place de circonscrire les « gauchistes » tout en les éloignant de la Sorbonne, du cœur de Paris. De votre côté, vous parlez d’un statut hybride du bois pour l’expliquer.
Le bois a effectivement permis d’éloigner la frange la plus à gauche de la population étudiante du cœur de Paris puisque Vincennes était l’université la plus ouverte à des expérimentations politiques et pédagogiques. Mais le bois, la forêt, ce sont aussi des espaces très bigarrés, soi-disant dominés par les seigneurs sous l’ancien régime, mais en réalité très difficiles à contrôler. Ils ont été très utilisés durant les famines ou les guerres, ce sont des espaces de dialogue, des endroits multifonctionnels. C’est le cas de Vincennes. C’est un espace naturel, mais aussi un territoire d’opportunités, qui connaît depuis longtemps toute une somme d’usages : militaires, mais aussi récréatifs. On y trouve des cyclistes, des SDF, des prostituées, des jeunes qui y organisent des rave-parties. Il est le lieu d’énormément d’usages, mais de peu de conflits. Et on le voit encore aujourd’hui à la façon dont la gère le bois. Parce que c’est un lieu populaire, ils sont très ouverts à tous les usages. Ce statut hybride a certainement constitué un terreau favorable à l’implantation de l’université.
D’août à novembre 1968, l’université est construite en trois mois !
Parce que c’était en grande partie du préfabriqué. L’architecte Paul Chaslin, qui avait en charge sa construction, possédait une entreprise, GEEP-industrie, spécialisée dans la construction industrialisée. Il faut rappeler aussi que dès le départ l’université était prévue pour être temporaire. Il s’agissait d’une expérimentation qui devait durer dix ans, tout au plus. Les bâtiments ont été pensés en conséquence. D’anciens bâtiments militaires ont été utilisés aussi. Et puis l’accès pour les travaux était très facile. Le bois était parcouru par des routes. D’ailleurs, les étudiants et les enseignants venaient à l’université en voiture pour beaucoup.
Aujourd’hui, l’accessibilité est moindre en voiture. La mairie de Paris a coupé peu à peu des routes. En fait, elle a utilisé la tempête de 1999 pour cela, de manière opportuniste et intelligente. Une grande partie des arbres était tombée sur les routes, ce qui a obligé la DEVE à les fermer. Les gens l’ont accepté de manière temporaire et le temporaire est devenu définitif. Ce qui fait que la tempête de 1999 a eu un impact à plusieurs titres sur le peuplement forestier du bois.
Les gravats constituaient des obstacles à la croissance des arbres. Cela a fini par fonctionner, mais cela a pris plusieurs dizaines d’années. Et il y a eu des conséquences sur le paysage
Et la destruction de l’université, en 1980, a été encore plus rapide : trois jours !
Oui, il y avait un enjeu politique très fort. On était arrivé au bout de l’expérimentation, l’université était prévue pour être fermée, mais les étudiants ne le voulaient pas. Des nouveaux locaux ont été construits pour l’université à Saint-Denis. Il y a eu un mouvement national, des manifestations. Pour éviter un conflit, pour éviter la médiatisation, ils ont démonté l’université en plein été, le plus vite possible. Plus on met de temps, plus les positions s’ancrent et plus l’enjeu augmente.
Mais ce démontage très rapide a eu des conséquences.
Effectivement. Ils ont laissé une grande partie des gravats et les ont enfouis sous plusieurs dizaines de centimètres de terre. Et puis ils ont planté. Et ils ont dû planter énormément d’arbres dans les années suivantes, des milliers d’arbres à vrai dire (voir diagramme, ci-dessous). Parce que pour que les arbres s’épanouissent, il faut du sol. Et là, du sol il n’y en avait plus beaucoup. Les gravats constituaient des obstacles à la croissance des arbres. Cela a fini par fonctionner, mais cela a pris plusieurs dizaines d’années. Et il y a eu des conséquences sur le paysage. En fonction du type de gravats et de ce qui existait à l’époque de l’université, la biomasse et la diversité des espèces varient.
C’est-à-dire ?
En fait, avec des étudiants du master Espace et Milieux, Clélia Bilodeau et Céline Clauzel nous avons fait des recherches sur des photos d’archives, géolocalisé les bâtiments de l’université et réalisé des inventaires sur place pour identifier les vestiges de l’université. Nous avons retrouvé pas mal d’arbres qui étaient là à l’époque de l’université (et même bien avant), dont deux chênes qui marquaient son entrée. Vous les repérez facilement, car ce sont les arbres les plus hauts. L’essentiel des arbres que l’on trouve dans cette partie du bois a poussé après la tempête de 1999.
Donc, nous avons examiné la circonférence des arbres présents, leur hauteur, les espèces, la biomasse en partant de l’hypothèse que tout cela variait en fonction des infrastructures de l’université. L’hypothèse a été vérifiée : il y a, par exemple, moins de biomasse dans les endroits où avait été construit un parking, et plus de biomasse si c’était un jardin. En revanche, et cela peut paraître contre-intuitif, nous avons trouvé plus de diversité d’espèces dans les endroits qui accueillaient un parking ou un bâtiment. C’est d’ailleurs un paradigme énorme qu’il faut démonter : penser que la biodiversité est plus importante lorsqu’il n’y a pas de contrainte anthropique. Les contraintes peuvent favoriser la diversité des espèces. Mais bien sûr, les espaces non contraints sont plus stables d’un point de vue écologique, et ils peuvent faire naître des espèces plus rares.
La forêt urbaine, cela fait surtout penser à un slogan électoral ou à de la communication d’entreprise.
Qu’est-ce que ces travaux vous ont appris sur les politiques de végétalisation urbaine actuelles ?
Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une sorte d’utopie végétale généralisée. Les politiques urbaines considèrent que végétaliser va favoriser le bien-être, les échanges, permettre de lutter contre le changement climatique. Un idéal qui ne fonctionne pas partout. On a vu par exemple apparaître l’idée de créer des forêts urbaines dans Paris. L’ennui c’est que ce genre de projet ignore le sol en présence. Il ignore le revêtement et ce qu’il y a en dessous. Il ignore que le béton a épuisé l’eau, que le sol est dénué d’oxygène, qu’il est mort. Faire pousser des forêts sur des sols morts et des espaces très denses, cela prend des dizaines d’années. Si l’on a à l’esprit de se projeter sur un siècle, alors pourquoi pas, mais sur une échéance électorale c’est un peu court.
Et puis ce genre de projet ne concorde pas vraiment avec l’idée d’une transition écologique. Planter des arbres, c’est retirer des gravats, les transporter, les détruire ou les recycler, c’est ajouter de la terre, beaucoup de terre, des sols frais contenant des micro-organismes qu’il va bien falloir aller chercher ailleurs. Tout cela est très énergivore et les résultats sont très discutables d’un point de vue écologique.
La forêt urbaine, cela fait surtout penser à un slogan électoral ou à de la communication d’entreprise. Les entreprises du CAC 40 communiquent énormément dans leurs bilans RSE (Responsabilité Sociale des entreprises) sur leurs plantations d’arbres. L’arbre est censé capter le carbone, renforcer la biodiversité, soutenir les peuples premiers avec des politiques de plantations en Afrique ou en Amérique du Sud. Avec cette image positive de l’arbre et de la forêt, des start-up se sont spécialisées dans la plantation de ligneux en ville. Elles vendent de la fraicheur, du bien-être, de la biodiversité. Mais les arbres respirent et lorsqu’ils sont jeunes, malades ou vieux, ils consomment plus d’oxygène qu’ils n’en captent. En ville les arbres sont souvent attaqués par des parasites, fragilisés par les sécheresses estivales et les pollutions diverses, ils ont majoritairement un bilan carbone négatif.
Par ailleurs, Fabien Roussel et Morgane Flégeau ont très bien montré que l’arbre permet de masquer aussi la misère que l’on ne veut plus voir dans le projet de forêt dans la plaine de Pierrelaye-Bessancourt. Le Syndicat Mixte d’Aménagement de la Plaine de Pierrelaye-Bessancourt (SMAPP) défend le projet d’une forêt de 860 hectares pour empêcher les occupations illégales du site par les roms ou recouvrir les épandages de pollution parisienne. Derrière de bonnes intentions écologiques se cachent souvent des intentions moins avouables…
Etienne Grésillon, Clélia Bilodeau, Céline Clauzel, Clara Escoda, Quentin Duval, Michel Neff et François Bouteau, « À la recherche de l’Université de Vincennes disparue, les arbres témoins d’un passé enseveli », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 970, mis en ligne le 25 mars 2021, consulté le 24 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/36353 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.36353