Mis à jour le samedi 18 février 2023 by Olivier Delahaye
Entretien avec le photographe Nicolas Moulin.

INTERVIEW. Nicolas Moulin s’est fait connaître au début de ce siècle par ses photos d’un Paris vidé, dont ne restait plus que la présence monumentale des bâtiments. Artiste contemporain et « citoyen Easy-Jet », il partage son temps entre Paris et Berlin, et entre deux allers-retours, il fabrique des images fantasmagoriques qui interrogent paysages urbains et architecture.
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Suivez-vous ce qui se passe autour du Grand Paris?
Je ne suis ni architecte ni urbaniste mais je m’intéresse à la ville, et aux intentions et à la portée idéologique plus qu’aux projets. Peut-être qu’on aurait dû faire le Grand Paris dans les années 70. A ce moment-là, on a raté beaucoup de choses, simplement parce que les pouvoirs en place n’étaient pas capables de relier les villes entre elles. Les villes nouvelles, les « satellites » comme Cergy, que je connais bien pour y avoir vécu et étudié, pouvaient fonctionner. Centraliser, faire des bureaux et des habitations avec un beau cadre était une bonne idée. À l’époque, il y avait eu beaucoup d’inventions utopiques mais superbes, comme l’Aérotrain, pour connecter très rapidement Paris à Cergy. À partir du moment où Cergy n’était plus accessible depuis Paris en 10 minutes, elle devenait une ville-dortoir avortée. Des projets comme celui-là, il y en a eu beaucoup. Je pense qu’on ne peut pas séparer le politique de l’urbain. Et la question se pose : pour qui fait-on le Grand Paris aujourd’hui et pourquoi ? Par contre, au niveau architectural, il y a des plans superbes. Les grands projets sont toujours l’occasion de mettre en œuvre des visions utopiques.
Vos travaux les plus récents, dont Subterranean, se réfèrent justement aux images d’architectes…
Mon idée était d’interroger la notion de dessin en architecture mais d’une façon plus large, en utilisant des logiciels de 3D de base, et d’arriver à faire de faux dessins. J’avais envie de fabriquer une ville complétement imaginaire et totalement utopique. Je me suis inspiré du projet de l’architecte allemand Herman Sörgel dans les années 20, Atlantropa. Il voulait construire un barrage à Gibraltar pour faire baisser la Méditerranée, irriguer le Sahara et faire de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique un seul continent. J’ai repris cette mythologie de la ville géante en construisant une espèce de capitale. A l’intérieur de ce complexe urbain se développe cette utopie de la ville planifiée pour tous, communiste, avec une architecture incroyable, cosmique, et absolument irrationnelle. Je voulais ressusciter le cadavre des utopies urbaines délirantes, tout en sortant d’une esthétique et d’une idéologie contemporaine très en vogue, qui vont très vite et très mal vieillir à mon avis, pour revenir à quelque chose de plus brutaliste. Le brutalisme m’intéresse beaucoup d’ailleurs : l’image qu’on avait du futur dans les années 70, c’était cela. J’aime l’architecture qui ne cache pas ce qu’elle est. Autant annoncer les choses comme elles sont et ne pas cacher, derrière l’ornement, la nature de ce qu’on construit.

D’une façon plus large, vous faites des paysages, notamment urbains, le centre de votre travail. Pourquoi ?
C’est lié en grande partie à la photographie. J’ai commencé à pratiquer assez jeune cette discipline parce que je voyageais, que je parcourais des espaces à pied ou en voiture. C’était l’outil qui convenait le mieux à mon quotidien. Ensuite, je suis né dans un village de campagne au pied de Cergy, que j’ai vu pousser au cours de mon enfance, avec toutes les utopies des années 70 que cela impliquait. Dans ma famille, j’ai aussi baigné dans la science fiction, la littérature alternative et la contre-culture. Je me suis donc très vite intéressé à l’architecture et aux plans urbains parce qu’ils incarnent dans le paysage les utopies d’une époque, ou la dystopie. Cet aspect symptomatique m’intéresse, même si mon travail a aussi une portée romantique. Au-delà de la ville, je suis fasciné par l’inachevé perpétuel : les bâtiments qui ne sont jamais finis ou qui en se délabrant prennent une autre forme. On rejoint l’idée du monument, dont la forme échappe à la fonction première. L’informe ou l’infonction génèrent de nouvelles formes.

En 2001, vous faites « Vider Paris », une série d’images d’un Paris sans présence humaine. D’où est né ce travail ?
Il vient de lectures de science fiction peu recommandables mais aussi de photographies d’Eugène Atget au début du 20ème siècle. Mais « Vider Paris » intervient également à une période particulière. C’est le début de Photoshop et d’un photoréalisme complètement factice. La possibilité de faire du simulacre total se démocratise alors. Je vivais dans cette ville qui se gentrifiait et cette série a été pour moi l’occasion de pousser le paroxysme du monument au point que même la personne humaine en est exclue. Le foncier et le patrimonial deviennent si fétichisés que la moindre présence humaine peut représenter un danger. Il faut le voir aussi comme une fiction parce que j’avais cette idée romantique de confronter les gens à un labyrinthe qui leur est quotidien.
Vous rejoignez donc ce reproche qu’on fait à Paris d’être une ville-musée, repliée sur son passé ?
Physiquement, Paris est fermée et l’a toujours été. Ce n’est pas en cassant le périphérique que cela va changer. Avant, il y avait les fortifications : il y aura toujours autre chose, la barrière sociale par exemple. Au-delà de Paris, c’est le problème du centralisme français en général. Prenez le Baron Haussmann, c’est une révolution conservatrice dans Paris. À l’époque, il a certes rendu la ville moderne mais d’une façon comparable à ce qu’a fait Staline à Moscou : des avenues larges, de l’hygiénisme, pour pouvoir recenser tout le monde et pour que la cavalerie puisse charger. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu la Commune dans les parages… La vraie révolution française, ce n’est pas celle de 1789, qui est une révolution bourgeoise, c’est la Commune, qui a échoué. D’où la tentative de remettre une ville au pas et de la nettoyer pour être en conformité avec l’idéologie de l’ordre qui a toujours régné en France après la Révolution Française. Paris est aussi une ville qui n’a pas été touchée par la Seconde Guerre mondiale, au contraire de Londres ou Berlin, qu’on a bien été obligé de repenser et de reconstruire. Paris est restée comme s’il ne s’était rien passé, comme au 19ème siècle. Simplement aujourd’hui beaucoup de gens, dont les artistes, s’en vont car elle devient terriblement ennuyeuse et stérile. C’est dommage.

Les propos de Nicolas Moulin sont certes intéressants, mais dire en parlant de l’intervention d’Haussmann à Paris qu' »il ne faut pas oublier qu’il y a eu la Commune dans les parages » , c’est un anachronisme. Le baron Haussmann a quitté ses fonctions en janvier 1870, soit un an avant la Commune de Paris.
Dans l’esprit d’Haussmann, c’est plutôt le souvenir des Révolutions de 1830 et 1848 et des barricades dans les ruelles étroites qui entravaient le déplacement des troupes qui expliquent son obsession de l’avenue large et de l’axe droit.