Mis à jour le mardi 19 mars 2024 by Olivier Delahaye
Entretien avec Julien Chamussy, président et cofondateur de Fluctuo.
INTERVIEW. Lors de la huitième édition d’Autonomy Paris, dont Grand Paris Métropole est partenaire, Fluctuo, expert européen de la collecte et de l’analyse de données sur les services de mobilité partagée, présentera son bilan 2023. On y apprend notamment que l’usage du vélo en free floating a progressé de plus de 50 % en 2023 et que les discussions en 2024 devraient tourner autour du modèle économique de ces services.
Selon vos données, en Europe (UE 27 + Royaume-Uni, Norvège et Suisse) le nombre de véhicules en mobilité partagée est passé de 450 000 en 2020 à 930 000 en 2023. C’est impressionnant. Est-ce un effet de la pandémie de 2020 ou bien plusieurs facteurs sont-ils en jeu ?
La période post-Covid a été très bénéfique. Les gens étaient réticents à emprunter les transports en commun. Utiliser des moyens de déplacement individuels et en plein air a correspondu à leurs besoins. Il se trouve que concomitamment de nombreuses villes européennes étaient en train de faire de la place à ces mobilités pour réduire la place de la voiture. Et en troisième lieu, il s’est trouvé des opérateurs ayant accès à des moyens de financement suffisamment importants pour mettre sur le marché des vélos ou des trottinettes. La conjonction de ces trois facteurs a généré une croissance ultra rapide au cours des quatre dernières années.
Un alignement des planètes, en quelque sorte. L’offre n’a pas tiré la demande ni l’inverse.
L’offre a tout de même créé la demande : la trottinette en libre-service, cela n’existait pas il y a cinq ans. Et elle a été adoptée dès sa mise sur le marché. Pour autant, le vélo partagé est en train de prendre sa revanche. En grande partie parce que les autorités municipales l’acceptent mieux. Elles connaissent bien, elles ont construit des pistes cyclables, elles ont construit des parkings, elles savent gérer. Elles ne savaient pas forcément gérer la trottinette. C’est arrivé vite, sans historique, elles se sont trouvées un peu désemparées. Alors que le vélo, pas de problème. Même si historiquement, il s’agissait plutôt de vélos en station, type Velib’, financés par les pouvoirs publics, une nouvelle offre est apparue avec des services en free floating développés par des sociétés privées. Et là encore, l’offre va développer la demande.
L’implication des autorités semble jouer un rôle majeur pour le développement de ces mobilités. On le voit avec la décision de la mairie de Paris concernant la trottinette. Des mobilités peuvent disparaître, comme le Segway par exemple.
C’est vrai que le Segway a finalement été cantonné à un rôle marginal, pour l’excursion touristique ou l’utilisation en site propre. Mais même s’il s’agissait d’un objet un peu hybride, mal identifié, les villes n’ont pas mis de frein au Segway. La grande différence, c’est la connectivité. Si le Segway avait été lancé en 2019 avec la possibilité de l’activer à partir d’un Smartphone, son destin aurait peut-être été différent. À son époque, il fallait l’acheter ou le louer durant une journée sur un site précis. Dans la mobilité partagée, ce qui change tout c’est la connectivité, la possibilité de débloquer à tout moment un vélo, une trottinette ou un scooter à partir d’une appli, de l’utiliser, de le redéposer et d’être facturé sur son Smartphone.
Le Segway n’a pas pris, mais la trottinette, elle, a connu un succès fulgurant.
Effectivement, elle a aussitôt suscité une réaction très positive de la part d’une frange de la population. La sensation de glisse sur une trottinette n’est pas comparable avec ce que l’on éprouve sur un vélo, et cette façon de se déplacer a tout de suite plu à des populations jeunes, différentes en tout cas de celles qui utilisent Vélib’, autrement dit les 30-40 ans, cadres ou CSP+. C’est ce que l’on peut regretter d’ailleurs dans la décision de la Ville de Paris de bannir les trottinettes en libre-service : elles constituaient une porte d’entrée pour les plus jeunes vers la mobilité partagée, pour une génération qui ne se reconnaît pas forcément dans d’autres modes de déplacement.
Sans doute certains ont-ils pu basculer vers les vélos que proposent Lime, Tier ou DOT, les anciens opérateurs de trottinettes, et peut-être plus tard feront-ils de l’autopartage ; l’idée étant d’inscrire des populations dans un autre schéma que celui de la possession d’un véhicule.
La mairie de Paris préfère augmenter la masse critique du vélo parce que cela vient justifier les efforts qu’elle a produit
La question du partage de la route, de l’infrastructure viaire, n’a-t-elle pas été l’enjeu qui a mis fin à l’expérience de la trottinette à Paris ?
Quand elle est arrivée, c’était vraiment un objet roulant non identifié. On connaissait les trottinettes d’enfant qui étaient utilisées sur les trottoirs, et uniquement sur les trottoirs. Quand les trottinettes électriques sont arrivées, on a fait face à un impensé : où devaient-elles rouler ? Sur la chaussée ? Sur la piste cyclable ? Sur le trottoir ? Et où devaient-elles se garer ? Et comment les attacher ? Personne n’a su comment gérer ce véhicule. Même en termes réglementaires, c’était flou. Était-ce aux mairies de s’en occuper ? A Île-de-France Mobilités ? Cela a créé une situation chaotique pendant quelques années. Ajoutez à cela le fait que ses utilisateurs étaient très jeunes, sans permis, sans connaître forcément les règles qui régissent les espaces publics, et avec une appétence pour le risque qui n’est pas celle des cyclistes.
Et la mairie de Paris préfère le vélo.
Oui, comme je le disais elle sait faire. C’est une question de génération aussi. Et puis elle a investi dans le vélo, elle a fait des pistes, elle a fait des parkings. Elle préfère augmenter la masse critique du vélo parce que cela vient justifier les efforts qu’elle a produit, les travaux auxquels ont consenti les Parisiens, le blocage de la rue de Rivoli, le rétrécissement de la place dédiée à la voiture. Et, au contraire de la trottinette, le fait d’accepter les vélos en free floating ne dérange pas la mairie de Paris. Dans le même temps, les opérateurs de trottinettes n’ont pas renoncé au marché parisien. Elles avaient investi, recruté des équipes, loué des locaux, elles avaient aussi des bases de clients. Pour cette raison, elles ont investi dans le vélo partagé et elles l’ont fait de façon assez massive, ce qui explique que vous ayez aujourd’hui à Paris autant de vélos en free floating que de Vélib’, environ 20 000 chacun.
De quelle manière la décision de Paris quant à l’arrêt des trottinettes a été prise ?
Paris est une ville qui se trouve au cœur des nouvelles mobilités. Pour cette raison, ses décisions sont très scrutées par les autres villes européennes. Et celle-ci a eu un réel impact sur le marché, pas forcément positif d’ailleurs. Certes, elle n’a pas été imitée ailleurs — en tout cas pas que je sache —, mais cela a fait réfléchir des villes qui ont pu fixer un certain nombre de règles sur le parking, la vitesse des engins ou encore le nombre de véhicules disponibles. À côté de ça, le succès du Vélib’ demeure une référence européenne. Il s’agit du plus gros service de vélo en station en Europe, comprenant de l’électrique. C’est quasiment 50 millions de trajets par an, le double de ce qui se fait à Barcelone, par exemple. Donc tout ce qui se passe autour du Vélib’ intéresse les autres villes européennes.
Qui plus est, dès lors que les opérateurs de trottinettes ont décidé de rester à Paris pour exploiter le marché du vélo partagé, tout le monde s’est mis à scruter de près ce qu’il se passait pour savoir si ces vélos en free floating pouvaient compenser l’arrêt de la trottinette, tant en matière de nombre de trajets que de revenus générés. Et qu’a-t-on constaté sur les premiers mois (et qui reste à confirmer en 2024) ? Qu’une bonne partie du trafic de trottinettes a été effectivement repris par le vélo.
Sur la progression du vélo, il y a eu un « effet Covid » indéniable avec la mise en place des fameuses pistes temporaires à Paris (dont beaucoup ont été sanctuarisées). La mairie de Paris a ensuite lancé la création de nouvelles pistes pour les Jeux olympiques. S’attend-on aussi à un effet JO ?
Oui, d’ailleurs la mairie, qui a eu des relations difficiles avec les trois opérateurs que sont Lime, Tier et DOT, mise beaucoup sur eux pour l’occasion. Vélib’ ne pourra pas seul répondre à la demande, même avec des stations éphémères, parce que ce service n’a pas la souplesse du free floating. Il faut commander les vélos longtemps à l’avance, que la Métropole du Grand Paris donne son accord, etc. Et puis les nombreux touristes étrangers qui seront présents les connaissent déjà, leurs applications sont très bien faites, simples, universelles.
Il y a eu un emballement sur la mobilité partagée et on est entré dans une phase de consolidation : certains vont survivre, d’autres non
Dans votre nouvelle étude, vous évoquez des problèmes de financement pour certains opérateurs, des rapprochements, des rachats, voire des faillites. Est-ce qu’une bulle s’est mise en place au sein de la mobilité partagée ?
Une sorte de bulle, oui. Quand une bonne idée émerge, le capitalisme tel qu’il est veut que des investisseurs s’impliquent immédiatement et massivement. Quand ils ont commencé à tester les trottinettes partagées aux États-Unis en 2017, les premiers retours ont été très bons, malgré une technologie encore rudimentaire. Si ça marche à Los Angeles ou San Diego, ça doit marcher à Chicago, et c’est parti très très vite avec de l’argent investi massivement aux États-Unis et en Europe. On s’est retrouvé avec une dizaine d’entreprises aux moyens financiers considérables, avec le même produit et avec la même feuille de route : lancez-vous à Paris, lancez-vous à Londres, à Barcelone, etc.
Ils se sont retrouvés dans les mêmes villes à dépenser beaucoup d’argent pour proposer le même service, avec tous en tête le succès d’Uber quelques années auparavant qui tendait à dire : soyons les premiers, installons notre parc, on réglera les problèmes plus tard. Il y a eu un emballement sur la mobilité partagée et on est entré dans une phase de consolidation : certains vont survivre, d’autres non.
Dès 2024 ?
On pense que le nombre d’opérateurs va baisser significativement : 20 à 25 % d’entre eux devraient disparaître. En revanche, ceux qui vont rester seront plus solides financièrement et maîtrisant mieux leur métier, ce qui est positif en ce qui concerne la pérennité et le développement de ces services. Car on pense aussi que le marché va continuer à croître, certes de façon modérée en comparaison de ce que l’on a connu entre 2020 et 2022, mais la croissance va se poursuivre à la fois sur le nombre de trajets effectués et sur les revenus générés. Alors, pour les entreprises qui vont tenir, si elles sont bien financées et si elles ont une feuille de route assez claire, il y a un boulevard.
Y compris en ce qui concerne l’autopartage ?
En France et à Paris, c’est assez compliqué. Sans même parler de l’aventure Autolib’, qui remonte à quelques années maintenant, le service de car sharing Zity géré par Renault à Paris s’est arrêté au mois de janvier dernier. Et Share Now, qui était déjà une joint venture entre BMW et Mercedes, a quant à elle fusionné avec Free2move, le service de Stellantis. Ce n’est pas très simple sur le marché français, mais en Allemagne ou aux Pays-Bas, le car sharing fonctionne très bien, il y a une vraie dynamique à Berlin, Stuttgart, Munich, Amsterdam ou Rotterdam.
Un enjeu pour les mobilités douces et partagées réside dans leur interconnexion avec les transports lourds. Y a-t-il des villes européennes qui se distinguent sur cette question ?
Là encore, en Allemagne et aux Pays-Bas, oui. En Allemagne, la Deutsche Bahn, l’équivalent de la SNCF, est elle-même opérateur de vélos partagés. Aux Pays-Bas, vous avez un service qui s’appelle OV-fiets, ce sont des vélos partagés qui n’existent qu’en gare, que vous prenez le matin et que vous ramenez le soir. Ils ont beaucoup travaillé cette synergie. Ce n’est pas vraiment le cas en France avec la SNCF. En tout cas ils n’ont pas encore franchi le cap. Ils y réfléchissent beaucoup, on travaille avec eux, notamment pour analyser les mouvements au départ et à l’arrivée en gare. Dans les grandes villes, on est face à un manque de foncier pour prévoir des installations. Mais il existe tout de même des initiatives, comme dans la région aquitaine où la SNCF collabore avec Fifteen pour la mise en place de stations de vélos partagés dans les gares TER. La réflexion n’est pas aussi poussée qu’aux Pays-Bas, mais elle existe.