Mis à jour le mercredi 7 septembre 2022 by Olivier Delahaye
L’École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle de Paris se prépare à une restructuration complète de son bâtiment historique du 5e arrondissement. Atypique, secrète et rayonnante, elle doit s’agrandir et devenir l’épicentre d’un campus parisien à la densité unique.
C’est une école discrète, nichée au cœur du 5e arrondissement parisien. Presque austère. Réputée à l’international. Une fabrique à prix Nobel. Cinq en tout depuis sa création : Pierre et Marie Curie, Marie Curie, Irène et Frédéric Joliot, Pierre Gilles de Gennes, Georges Charpak. Une usine à brevets : par chercheur, le plus grand nombre déposés en France. Un lanceur de start-up : les sociétés créées ces dix dernières années en son sein représentent un chiffre d’affaires consolidé de 1,5 milliards d’euros. Et un établissement atypique à plusieurs titres.
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L’OVNI académique
L’École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle (ESPCI) est en effet municipale, elle appartient à la Ville de Paris. « Les raisons sont historiques, précise Jacques Lewiner, professeur et directeur scientifique honoraire de l’ESPCI. La guerre franco-prussienne de 1870 avait entraîné l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’empire allemand. Or, les écoles de chimie françaises étaient situées à Strasbourg, Mulhouse et Nancy. L’industrie chimique s’est trouvée vidée de ses forces vives et de son potentiel d’innovation. La Ville de Paris a alors réagi en créant cette école en 1882. Mais elle a su, aussi, être visionnaire en fusionnant en un seul établissement physique et chimie. » Plus d’un siècle plus tard, sous l’égide de Jacques Lewiner, alors directeur scientifique, et de son président, Pierre Gilles de Gennes, l’école se dotera d’une troisième branche : la biologie. « Car, dans les années qui viennent, nous pensons qu’une grand nombre de progrès seront réalisés par l’entremise de ces trois disciplines », ajoute Jacques Lewiner.
Autre caractéristique : l’ESPCI associe recherche fondamentale et recherche appliquée. Un OVNI dans le paysage académique français. « Là encore, la raison en est historique : les fondateurs de l’école venaient d’Alsace, apportant avec eux une culture anglo-saxonne qui n’a pas de préjugé quant à la relation entre la recherche et l’industrie. » Faut-il voir dans cette spécificité les motifs de sa discrétion ? « L’école a longtemps lutté contre un environnement hostile à ce modèle, contre une forme de pensée unique qui considérait que le fondamental était noble et l’appliqué mercantile. C’est un peu en train de changer. »
« Un chantier épouvantable »
Pendant un siècle, l’ESPCI a vécu ainsi, heureuse et cachée, au sein des murs rouges de sa façade, entre les rues Vauquelin, Pierre Brossolette et Rataud. Mais au début des années 1990, un projet vient perturber sa tranquillité. Il est question de la déménager à Saclay ou Marne-la-Vallée. « Ce que l’on ne savait pas, en fait, c’est que nous étions poussés dehors par un grand projet immobilier », explique Jacques Lewiner. Mais plus qu’un simple déménagement, il s’agit aussi de transférer l’école dans le giron de l’éducation nationale, ce qui semblait une grave erreur pour Jacques Lewiner : « À l’éducation nationale, nous aurions été une école parmi tant d’autres. À la Ville de Paris, nous sommes la seule. »
Finalement, la ville comprend l’erreur que représenterait l’abandon de son joyau. D’autant qu’en 1991, Pierre Gilles de Gennes obtient le prix Nobel de physique suivi l’année suivante par Georges Charpak. L’ESPCI se retrouve sous les feux médiatiques et les intérêts politiques. Plutôt qu’un déménagement, il est décidé de l’agrandir pour accueillir des laboratoires de biologie : « un chantier épouvantable, bardé de recours lancés par une association hostile au maire du 5e arrondissement, Jean Tiberi. » Ajouté aux éléments construits en 1932, pour le cinquantième anniversaire de l’école, et aux baraquements issus de la Seconde guerre mondiale, cet agrandissement se révèle plutôt raté. L’ESPCI est devenue un ensemble de constructions disparates, de surélévations, où l’unité s’est perdue.
La spirale qui change tout
Sous la seconde mandature de Bertrand Delanoë est adopté un schéma directeur d’aménagement du site. Il s’agit d’agrandir à nouveau l’école, mais pas seulement.
« Cet instrument unique en France, nous avions conscience qu’il fallait le faire évoluer, notamment vers quelque chose que l’on fait assez mal en France : l’interaction avec les grandes entreprises. »
Jacques Lewiner
L’ESPCI regarde du côté de Stanford ou de l’École polytechnique de Lausanne, la manière dont ils accueillent les centres de recherches de grands industriels. « Certaines écoles en France travaillent déjà avec ces entreprises à travers des contrats de recherche, mais cela conduit rarement à des innovations de rupture car c’est de l’incrémental. Nous pensons que c’est dans la cohabitation entre des cultures différentes, dans ce brassage, que naissent les innovations de rupture. Pour cela, il faut de la place. » Et un état d’esprit. Un projet architectural qui favorise la rencontre.
Lorsqu’est lancé un concours international d’architecture et d’urbanisme en 2013, la Ville de Paris reçoit plus de 300 dossiers. En décembre 2014, le projet retenu est celui du groupement mené par l’architecte Anne Démians. Face à la vétusté du site, à ses problèmes de sécurité et de salubrité (« Lorsque je reçois des confrères américains, certains pensent qu’ils visitent la partie musée de l’école », s’amuse Jacques Lewiner), ce n’est, en effet, pas une simple mise aux normes qui est prévue mais une démolition-reconstruction qui augmentera les surfaces de 29 000 à 38 000 m2.
Anne Démians souhaite « homogénéiser l’ensemble », en finir avec l’accumulation de petits bâtiments, « suivre le développement historique du site et l’accentuer en créant une sorte de spirale qui le ramènera vers la place Alfred Kastler. » Soit de l’autre côté de son entrée actuelle, rue Vauquelin.
« Un campus, le gazon en moins »
Car, « le préalable au projet, selon l’architecte, est que l’école entre en synergie avec les autres écoles du quartier. » En ouvrant l’ESPCI sur la place, elle se retrouve face à l’École Normale Supérieure, elle se tourne vers l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, vers l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris, vers l’Institut Henri Poincaré, vers l’Institut Curie, un peu plus loin même vers le Collège de France… Bref, elle se tourne dans le bon sens, celui du campus Paris Sciences Lettres, communauté d’établissements créée en 2010 et dont elle fait partie.
« Quand on regarde une carte, dit Jacques Lewiner, on s’aperçoit qu’il s’agit presque d’un campus à l’américaine, le gazon en moins. » L’enjeu pour Paris est aussi bel et bien de sauver sa place en matière d’enseignement supérieur. Face au développement accéléré de Saclay, à celui de Marne-la-Vallée ou au projet du Campus Condorcet, la capitale ne veut pas se vider. Au quartier latin, elle possède un atout incroyable. « Nos locaux aujourd’hui sont plutôt modestes, voire misérables par endroits, mais nous possédons quelques chambres d’hôtes, explique Jacques Lewiner. Vous n’imaginez pas à quel point notre seule localisation nous permet d’attirer des prix Nobel qui viennent passer plusieurs mois chez nous sans avoir à leur verser les sommes que proposent des laboratoires à Singapour ou en Chine. »
Un bâtiment hybride, cohérent, modulable
Mener une opération de cette envergure au cœur d’un quartier historique doit donc revêtir un caractère exceptionnel pour un architecte.
« C’est sans doute pour moi le plus beau projet de la seconde mandature de Bertrand Delanoë. Mais pas tant par sa localisation que par ce qu’il incarne de sens et de modernité. Ce projet possède une identité que l’on trouve rarement dans les projets publics, notamment dans sa capacité à donner l’idée que la France est capable d’avancer. »
Anne Démians
Au cœur d’une ville que l’on soupçonne de se muséifier, l’ESPCI rebâtie deviendra – ses défenseurs en sont sûrs – le moteur d’un environnement gorgé de centres de recherches de très haut niveau, le fer de lance du transfert de technologies vers le monde industriel. Sans doute y perdra-t-elle un peu de sa discrétion car, tout en conservant le fronton historique, Anne Démians démolira les surélévations existantes pour en créer une plus importante mais plus homogène : « Le bâtiment sera hybride, mais cohérent. »
Elle veillera surtout à favoriser les lieux de rencontre, grâce à un hall d’entrée baptisé « connecteur », grâce à des jardins intérieurs, mais surtout grâce à une conception fluide des espaces : laboratoires, lieux d’enseignement et lieux de convivialité seront intégrés à chaque étage. Ils obéiront même à un principe d’adaptabilité dans le temps : « L’école le nécessite, explique Anne Démians. Étant donné leur activité, les besoins de ses laboratoires vont forcément évoluer à l’avenir. Il faudra donc pouvoir les remodeler sans effectuer de restructuration lourde, y accueillir de nouvelles technologies et de nouvelles contraintes. »
Campée sur un socle historique, tant en matière architecturale qu’en référence à ses glorieux aînés, résolument inscrite dans son temps par l’entremise de ces start-up qu’elle concourt à créer, l’ESPCI, devenue ESPCI Paris Tech en 2008, se tourne vers un avenir fait de partage de connaissance et de pluridisciplinarité. « Déjà, en partenariat avec l’École Nationale Supérieure de Chimie de Paris et l’Institut Curie, nous construisons dans un ancien bâtiment du CROUS, une extension pour la microfluidique, l’Institut Pierre Gilles de Gennes. Nous pensons que ce sera le grand thème de demain », conclut Jacques Lewiner.
L’Institut Pierre Gilles de Gennes doit ouvrir cet été. Pour l’ESPCI, il faudra attendre 2022, avec un lancement des travaux en 2017. Coût global du projet : 176 M€. D’ici là, les chercheurs de « l’école des cracks en sciences » auront sans doute déposé plus de 2 000 brevets.